Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/238

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pour deviner le reste, pour anticiper sur la marche de son plan… tout cela sans sa permission et contre son gré. Et puis, pour qu’il n’y manque rien, vous publiez, dans une plate brochure, un fouillis insipide d’extraits sans suite empruntés à son livre mutilé ; vous y mettez votre nom, votre nom d’auteur, sans oublier d’y joindre, pour le recommander davantage, la longue énumération de cent autres outrages que vous avez déjà commis contre l’honnêteté littéraire. Je voudrais bien qu’on me fît voir la différence qu’il peut y avoir entre un vol de cette nature et l’adresse malhonnête du filou qui vient, au milieu de la rue, me prendre mon mouchoir dans ma poche. Je n’en vois qu’une c’est que la législation de notre pays s’intéresse à mon mouchoir, mais que pour nos cervelles, elle nous laisse le soin de les défendre nous-mêmes contre les entreprises des gens, excepté pourtant quand on vient les attaquer à coups de bâton.

— Il faut bien vivre, monsieur, dit l’homme de lettres en haussant les épaules.

— Vous m’avouerez, répliqua Nicolas, que si la raison est bonne pour vous, elle ne serait pas invoquée avec moins de force par l’auteur que vous dépouillez. Mais, si vous mettez la question sur ce terrain, je n’ai plus qu’une chose à dire : c’est que, si j’étais auteur et vous dramatiste, quelque altérée que fût votre soif ordinaire, j’aimerais mieux vous payer à boire à discrétion pendant six mois à la taverne, que de partager avec vous une niche du temple de la gloire pendant six cents générations, dussiez-vous vous contenter du coin le plus humble de mon piédestal. »

Au train que prenait la conversation, il y avait à craindre que le ton n’en devînt plus aigre, lorsque heureusement Mme Crummles intervint pour l’empêcher de dégénérer en une querelle violente ; et qu’elle fit par quelques questions adroites adressées à l’homme de lettre sur le plan de la demi-douzaine de pièces nouvelles qu’il venait de composer, de contrat fait avec la direction, pour faire paraître sur la scène l’avaleur de sabres africain, dans la multiplicité variée de ses exercices incomparables. Il se trouva dès lors engagé naturellement avec cette dame dans une conversation animée dont l’intérêt dissipa promptement toutes les vapeurs de ses dernières discussions avec Nicolas.

Lorsque les pièces de résistance eurent successivement disparu de la table ; lorsqu’à leur place, le punch, le vin, les liqueurs, placés devant la société passèrent de main en main, les convives qui s’étaient réunis jusque-là, pour la conversation, en petits groupes de trois ou quatre, retombèrent peu à peu dans