Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/269

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monta au visage, et il se sentit exaspéré par des plaisanteries et des familiarités dont quelques heures auparavant il n’aurait fait que s’amuser. Il n’y gagnait pas grand’chose, car pour donner à sir Mulberry la réplique en pareille compagnie, lord Frédérick n’était pas de force à lui tenir tête ; pourtant il n’y eut pas encore là de rupture violente. Ils s’en retournèrent à Londres au milieu des exclamations admiratives de Pyke, Pluck et compagnie, qui protestaient, tout le long du chemin, que jamais sir Mulberry n’avait eu de sa vie tant d’entrain.

Ils dînèrent ensemble. Le dîner était somptueux ; le vin coulait à flots ; on ne l’avait pas épargné déjà tout le reste du jour. Sir Mulberry buvait pour se dédommager de son abstinence forcée ; le jeune lord pour noyer son indignation dans son verre ; et le reste de la société parce que le vin était excellent et ne leur coûtait rien. Il était près de minuit lorsqu’ils se levèrent vivement, hors d’eux-mêmes, échauffés par le vin, le sang bouillant, la tête en feu, pour passer à la table de jeu.

Là ils se trouvèrent en face d’une autre société qui n’était pas plus raisonnable. L’excitation du jeu, la chaleur du salon, l’éclat des bougies, n’étaient guère propres à calmer la fièvre de leurs sens. Au milieu de ce tourbillon de bruit et de sensations confuses, ils étaient en proie à un véritable délire. Il n’y en avait pas un, dans l’enivrement sauvage du moment, qui fût capable de penser à la valeur de l’argent, à sa ruine, au lendemain. « Encore du vin ! » criait-on de toutes parts ; et les verres se vidaient l’un après l’autre dans leur gosier brûlant et desséché, à travers leurs lèvres bouillantes toutes gercées par la soif. Le vin leur faisait l’effet de l’huile que l’on verse sur un ardent brasier. La discussion s’animait, l’orgie montait toujours, les verres se brisaient en éclats sur le parquet, en s’échappant des mains qui ne pouvaient plus les porter jusqu’aux lèvres : les lèvres proféraient des jurons dont elles avaient à peine la force de prononcer les sons. Les joueurs ivres maudissaient à grands cris le sort qui les avait fait perdre. Il y en avait qui, montés sur des tables, vibraient des bouteilles autour de leur tête en portant un défi à tous les assistants. Il y en avait qui dansaient, d’autres qui chantaient, d’autres qui déchiraient des cartes dans un transport de rage ! le tumulte et la folie régnaient en maîtres, lorsqu’on entendit un tapage qui fit taire tous les autres et qu’on vit deux hommes, se tenant l’un l’autre à la gorge, lutter au milieu du salon.

Une douzaine de voix jusque-là silencieuses appelèrent au secours pour les séparer. Ceux qui avaient eu la prudence de