Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/311

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

prends de moi-même, librement et de mon choix. Vous voyez qu’il ne s’agit ici ni de force, ni de contrainte : dites-le bien à mon cher et bien-aimé protecteur ; portez-lui mes souhaits et mes remerciements, dont je vous dois une part, et laissez-moi pour toujours.

— Non, il faut que je vous supplie encore avec toute l’ardeur dont je me sens animé, cria Nicolas, de reculer ce mariage d’une semaine seulement ; non, il faut que je vous supplie encore de songer, plus sérieusement que vous ne l’avez pu faire sous l’influence qui vous domine, à la résolution que vous allez prendre. Il est possible que vous ne connaissiez pas pleinement toute la turpitude de l’homme à qui vous allez donner votre main, mais vous n’êtes pas sans en connaître quelque chose. Vous l’avez entendu parler, vous avez vu son visage ; réfléchissez, réfléchissez encore, avant qu’il soit trop tard, à l’engagement sacrilège qu’on va exiger de vous à l’autel ; à la foi que vous allez lui jurer, sans consulter votre cœur ; aux paroles solennelles que vous allez prononcer en sentant que la nature et la raison se révoltent contre elles ; à la chute que vous allez faire dans votre propre estime et qui s’aggravera de plus en plus tous les jours à mesure que son odieux caractère se révèlera davantage. Évitez avec horreur la société dégoûtante de ce misérable, comme vous voudriez éviter la contagion et la peste ; subissez, s’il le faut, le travail et la peine ; mais lui, fuyez-le, fuyez-le dans l’intérêt de votre bonheur ; car, croyez-moi, ce n’est pas un vain mot, la pauvreté la plus abjecte, la condition la plus malheureuse dans ce monde soutenue par une conscience droite et pure, ce serait du bonheur au prix de la destinée à laquelle vous allez vous condamner en devenant la femme d’un homme pareil. »

Longtemps avant que Nicolas eût cessé de parler, la demoiselle s’était caché la face dans ses mains et donnait un libre cours à ses larmes. Pourtant elle finit par s’adresser à lui d’une voix troublée d’abord par l’émotion, mais qui se raffermit graduellement à mesure qu’elle avança dans sa réponse.

« Je ne vous dissimulerai pas, monsieur…, quoique ce fût peut-être mon devoir… que j’ai eu de grandes peines d’esprit, le cœur brisé pour mieux dire, depuis que je vous ai vu. Non, je n’aime pas ce gentleman. La différence de nos âges, de nos goûts, de nos habitudes s’y oppose ; il le sait, et cela ne l’empêche pas de m’offrir sa main. En l’acceptant, j’accepte le moyen, le seul qui me reste, de rendre la liberté à mon père, qui se meurt dans ce lieu d’exil. Je prolonge sa vie peut-être de