Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/378

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— Vous rappelez-vous, lui dit Smike à voix basse, en jetant un coup d’œil d’effroi autour de lui, vous rappelez-vous que je vous ai parlé de l’homme qui m’a emmené dans le temps à la pension ?

— Assurément.

— Tout à l’heure, en levant les yeux vers cet arbre, celui-là qui est tout seul avec un gros tronc, eh bien ! il était là, debout, les yeux fixés sur moi.

— Voyons ! dit Nicolas, réfléchissez un moment. Je suppose, pour un instant, qu’il soit de ce monde et que, par extraordinaire, il vienne errer dans un lieu solitaire comme celui-ci, si loin de la grande route : est-ce que vous croyez qu’après un si long temps vous pourriez le reconnaître ?

— Partout, sous quelque déguisement que ce soit, répliqua Smike. Quand je vous dis que tout à l’heure c’était bien lui qui était là, appuyé sur son bâton, à m’examiner, tel que je vous ai dit qu’il était présent toujours à ma mémoire. Il était tout couvert de la poussière du voyage, mal vêtu, ses vêtements en loques, si je ne me trompe. Mais aussitôt que je l’ai vu, le souvenir de la nuit pluvieuse, de sa figure quand il m’a quitté, du petit salon où il m’a laissé, m’est revenu à l’esprit tout ensemble. Quand il a vu que je l’avais aperçu, il a eu l’air d’avoir peur, car il a tressailli et s’est sauvé. Je n’ai jamais passé un jour sans penser à lui, une nuit sans en rêver. Tel que je le voyais dans mon sommeil, quand je n’étais qu’un tout petit enfant, tel que je l’ai vu toujours depuis dans mes rêves, tel je viens de le revoir tout à l’heure. »

Nicolas n’épargna aucun raisonnement, aucun moyen de persuasion en son pouvoir, pour convaincre la frêle créature que ses terreurs étaient imaginaires ; que cette ressemblance frappante entre l’objet habituel de ses rêves et la vision qu’il venait d’avoir était elle-même une preuve de plus de son erreur. Mais tous ses efforts furent inutiles. Il finit pourtant par obtenir de lui qu’il le laissât un moment à la garde des gens de la ferme, pour aller s’informer avec soin si on avait vu rôder quelque étranger : il alla regarder lui-même derrière l’arbre, chercha dans le verger, dans la pièce de terre qui y était attenante, dans tous les endroits du voisinage où un homme pouvait se cacher. Il n’apprit rien, ne trouva rien, et revint confirmé dans ses premières conjectures. Alors il s’appliqua à calmer les craintes de Smike, et finit par y réussir en partie, mais sans pouvoir détruire son impression primitive ; car il persista toujours à déclarer dans les termes les plus expressifs et les plus solennels