Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/401

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mais si cela va mal, ça change bien les choses, je dirai et je ferai ce que je croirai le plus utile à mes intérêts, sans demander conseil à personne. Mon influence morale sur mes pensionnaires, ajouta M. Squeers avec un redoublement de gravité, chancelle sur sa base. L’image de Mme Squeers, de ma fille et de mon fils Wackford, réduits à mourir de faim, est toujours présente à mes yeux. Devant cette considération, toutes les autres s’effacent et disparaissent. Comme père et comme époux, je ne connais qu’un chiffre dans toute l’arithmétique, c’est le numéro un ; quand il disparaît, adieu le bonheur de la famille. »

Dieu sait combien de temps M. Squeers aurait encore déclamé sur ce ton, et la discussion orageuse qui en serait sortie, s’il n’avait pas été interrompu en ce moment par l’arrivée de la voiture qu’il avait fait demander et d’un agent qui devait lui tenir compagnie en route. Alors il percha, avec une grande dignité, son chapeau sur le haut du mouchoir qui enveloppait sa tête, fourra sa main dans son gousset, passa l’autre dans le bras de son conducteur et se laissa emmener.

« C’était bien ce que j’avais deviné en voyant qu’il ne m’avait pas envoyé chercher, se dit Ralph. Voilà un drôle, je le vois bien à travers ses propos d’ivrogne, qui a pris son parti ; il veut me charger. Ils me voient si bien traqué et poursuivi, que non seulement ils sont tous saisis de frayeur, mais qu’ils me montrent les dents, comme les animaux de la fable, eux qui, pas plus tard qu’hier, n’avaient pour moi que des coups de chapeau et des révérences. Mais, qu’est-ce que cela me fait ? je ne cèderai pas, je ne reculerai pas d’une semelle. »

Il retourna chez lui, où il fut bien aise de trouver sa gouvernante indisposée, pour avoir une bonne raison de s’enfermer seul et de l’envoyer se coucher à son logis, car elle demeurait à sa porte. Alors, il s’assit à la lumière d’une simple chandelle et se mit à réfléchir, pour la première fois, à tous les événements de la journée.

Il n’avait ni bu ni mangé depuis la veille au soir, et, en outre de ses souffrances morales, il s’était fatigué à aller sans repos d’un lieu à l’autre, pendant plusieurs heures de suite. Il se sentait faible et épuisé, et cependant il ne put rien prendre qu’un verre d’eau et continua de rester assis, la tête dans sa main, sans penser, sans dormir, essayant péniblement et sans succès l’un et l’autre, et forcé de reconnaître que tout autre sentiment que celui de l’ennui et de la désolation était émoussé dans son âme.

Il était près de dix heures quand il entendit frapper à sa porte.