Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/422

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

autrefois celle de leurs âmes — une vraie canaille de morts. Ci-gît la mort, presque côte à côte avec la vie, à quelques pouces seulement de la foule qui les pile en passant, le pied sur la gorge. Ci-gît la modeste famille des défunts, mes chers frères et mes chères sœurs, comme les appelait le gros rougeaud de curé qui les a dépêchés, quand on les a mis en terre.

En passant par là, Ralph se rappela qu’il avait autrefois été appelé à juger, comme juré, le cadavre d’un homme qui s’était coupé le cou et qu’on avait enterré dans cet endroit. Il ne pouvait pas s’expliquer pourquoi ce souvenir lui revenait pour la première fois à l’esprit, lui qui avait si souvent passé et repassé par là, sans y penser, ni pourquoi il y prenait le moindre intérêt. Mais le fait n’en était pas moins constant. Il s’arrêta, il saisit de ses mains les barres de fer de la grille, et se mit à regarder avec avidité au travers, où pouvait être son tombeau.

Pendant qu’il était ainsi occupé à regarder, il vit venir à sa rencontre un groupe d’ivrognes, criant, chantant, faisant tapage, et suivis d’autres personnes qui leur faisaient des remontrances et les engageaient à s’en retourner chez eux tranquillement. Mais ils étaient de trop belle humeur, et l’un d’eux, un méchant petit bossu, se mit à danser. Sa mine fantastique et grotesque excitait les éclats de rire du petit nombre de gens qui se trouvaient là. Ralph lui-même se sentit en gaieté, et mêla ses éclats de rire à ceux d’un homme qui était près de lui et qui se retourna pour le regarder en face. La troupe joyeuse passe : Ralph reste seul, et reprend son examen mortuaire avec un redoublement d’intérêt, se rappelant que le dernier témoin qui, dans l’enquête, avait vu le suicidé encore vivant, avait déclaré qu’il était très gai quand il l’avait quitté, disposition qui, dans le temps, les avait tous surpris, lui et les autres jurés.

À force de considérer, dans cet amas de tombeaux, la place où gisait celui-là, sa mémoire lui représenta avec force l’image vivante du personnage lui-même, ses traits, les circonstances qui l’avaient conduit là : tous souvenirs qui lui faisaient plaisir. Et il s’appesantit si bien sur ce sujet qu’il en emporta l’impression encore toute fraîche en s’en allant, absolument comme dans son enfance, il se rappelait avoir été longtemps poursuivi par le souvenir d’un marmouset dont il avait vu un jour le portrait dessiné à la craie sur une porte. Cependant, à mesure qu’il approcha de chez lui, l’image s’effaça, et il commença à penser à la triste solitude qu’il allait trouver dans sa maison.

Ce sentiment finit par devenir si fort que, quand il fut à sa porte, il eut de la peine à se décider à tourner la clef dans la