Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/133

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de-vie de la veille et à faire, tout pensif, une série de ronds sur la table avec le pied humide de son verre à boire. Comme il avait maintenant l’oreille basse ! mais cela n’empêchait pas qu’il n’eût été dans son temps la fleur des pois. Il avait hardiment étalé les prétentions d’un homme de goût exquis, un homme d’avenir. Le fonds de commerce exigé pour établir un amateur dans cette spécialité est peu coûteux et tient très-peu de place ; un tic nasal et une ondulation de la lèvre assez prononcée pour composer un ricanement passable, répondent amplement à toutes les exigences de l’état. Mais, par malheur, ce rejeton du tronc des Chuzzlewit, paresseux et négligent de sa nature, avait dissipé tout ce qu’il possédait, quand il prit le parti de s’ériger ouvertement en professeur de goût pour gagner sa vie. Reconnaissant trop tard que, pour réussir dans cet emploi, il fallait quelque chose de plus que ses honorables précédents, il était rapidement tombé au niveau de sa position actuelle, ne conservant rien du passé que son orgueil et sa mauvaise humeur, et semblait n’avoir plus d’existence personnelle, ayant mis le tout en communauté avec son ami Tigg. Il était donc, pour le moment, si abject et si pitoyable, et en même temps si stupide, si insolent, si misérable et si vaniteux, que l’ami parasite paraissait un homme en comparaison du patron.

« Chiv, dit M. Tigg, le frappant sur l’épaule, comme mon ami Pecksniff ne se trouvait point chez lui, j’ai arrangé notre petite affaire avec M. Pinch et son ami. Je vous présente M. Pinch et son ami, M. Chevy Slyme. Chiv, M. Pinch et son ami !

— Avec cela que nous sommes en position favorable pour être présentés à des étrangers ! dit Chevy Slyme, tournant vers Tom Pinch ses yeux injectés de sang. Je suis bien l’homme le plus malheureux qu’il y ait dans le monde ! »

Tom le pria de ne faire aucune allusion à ce petit service ; et par discrétion, en le voyant si abattu, il allait se retirer, suivi de Martin, après un moment d’embarras. Mais M. Tigg les conjura si instamment, soit en toussant, soit par gestes, de rester dans l’ombre de la porte, qu’ils consentirent à s’y arrêter.

« Je jure, s’écria M. Slyme, donnant du poing un coup mal assuré sur la table, puis posant avec mollesse sa tête contre sa main, tandis que quelques larmes d’ivrogne suintaient de ses yeux ; je jure que je suis la créature la plus misérable, de mémoire d’homme. La société tout entière conspire contre moi. Je suis l’homme le plus lettré qui existe. Je suis plein d’érudi-