Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/215

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bien, lui, et le sert à merveille ; il y a si longtemps qu’il est accoutumé à lui ! Tenez, je l’ai vu jouer le whist avec mon père comme partenaire, et un bon rob encore, sans savoir plus que vous quels adversaires il avait à côté de lui.

— Est-ce qu’il n’a point d’appétit ? demanda Mercy.

— Oh ! si, dit Jonas, qui saisit vivement son couteau et sa fourchette ; il mange quand on l’y invite. Mais peu lui importe d’attendre une minute ou une heure, pourvu que mon père soit là. Aussi, lorsque je suis très-affamé, comme je le suis aujourd’hui, je ne m’occupe de lui qu’après avoir donné à mon estomac une première satisfaction, comme vous voyez. Allons, Chuffey, allons, stupide, êtes-vous prêt ? »

Chuffey demeura immobile.

« Toujours le même, le vieux renard ! dit Jonas, se servant froidement une nouvelle tranche. Parlez-lui donc, père.

— Êtes-vous prêt à dîner, Chuffey ? demanda le vieillard.

— Oui, oui, dit Chuffey, qui au premier son de la voix d’Anthony parut s’illuminer du rayon de la sensation humaine, si bien qu’il offrait un spectacle à la fois curieux et émouvant. Oui, oui, tout à fait prêt, monsieur Chuzzlewit. Tout à fait prêt, monsieur. Tout prêt, tout prêt, tout prêt. »

Il s’arrêta souriant et prêta l’oreille aux autres paroles qu’on pourrait lui adresser ; mais, comme on ne continuait point de lui parler, le rayon abandonna peu à peu son visage et finit par s’effacer entièrement.

« Au fond, il est très-désagréable, dit Jonas, s’adressant à ses cousines, tandis qu’il tendait à son père la portion du vieillard. Quand ce n’est pas du bouillon, il ne manque jamais de s’étouffer. Regardez-le ! Avez-vous vu quelque part un cheval contempler son râtelier d’un coup d’œil plus stupide que lui ? Si ce n’avait pas été histoire de rire, je ne l’eusse pas laissé venir ici aujourd’hui ; mais j’ai pensé qu’il vous divertirait. »

Le pauvre vieillard qui servait de texte à ce discours charitable était, heureusement pour lui, aussi étranger à ce qui venait de se dire qu’à tout ce qu’on put y ajouter en sa présence. Mais comme le mouton était dur, et que les gencives de Chuffey étaient molles, le vieillard ne tarda pas à réaliser ce qu’on avait annoncé de ses dispositions à s’étouffer, et il lui fallut tant d’efforts pour dîner, que M. Jonas s’amusa infiniment, assurant que jamais il n’avait vu Chuffey tenir mieux sa place à table, et qu’il y en avait assez pour faire