Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/216

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éclater les côtes à force de rire. Il en vint même jusqu’à certifier aux deux sœurs que, sous ce rapport, il considérait Chuffey comme supérieur encore au père. « Et ma foi ! ajouta-t-il d’une manière significative, ce n’est pas peu dire. »

Il était assez étrange qu’Anthony Chuzzlewit, si vieux lui-même, pût prendre quelque plaisir à voir son estimable fils exercer ces railleries aux dépens de la pauvre ombre qui siégeait à leur table. Cependant il s’en amusait, moins ostensiblement, il faut lui rendre cette justice, par égard pour leur ancien commis, mais il jouissait intérieurement de la fertilité d’esprit de Jonas. Par la même raison, les dures épigrammes que lui lançait son propre fils le remplissaient d’une joie secrète ; il s’en frottait les mains ; il en riait à la dérobée, comme s’il disait derrière sa manche : « C’est pourtant moi qui l’ai instruit, c’est moi qui l’ai formé, c’est à moi qu’il doit tout cela. Fin, rusé, avare, il ne gaspillera pas mon argent. C’est à cela que j’ai travaillé ; c’est là ce que j’ai toujours espéré : tel a été le but principal, l’ambition de ma vie. »

Quel noble but, quelle noble fin à contempler, maintenant que l’œuvre était parfaite ! Il est des hommes qui se forgent des idoles à leur propre image et n’osent ensuite les adorer, lorsqu’ils les voient achevés, honteux de la difformité de leur œuvre, dans laquelle ils ne voient qu’une odieuse parodie de leur propre ressemblance. Anthony, au moins, valait mieux que ces hommes-là, au bout du compte.

Chuffey resta si longtemps à se consumer sur son assiette, que Jonas, perdant patience, la lui retira lui-même, invitant son père à signifier au vieillard qu’il ferait mieux « de s’en tenir à son pain. » Anthony exécuta cette commission.

« Oui, oui ! s’écria Chuffey, dont le visage s’éclaira, comme précédemment, quand la même voix lui eût adressé la parole ; très-bien, très-bien. C’est votre vrai fils, monsieur Chuzzlewit ! Que Dieu bénisse ce malin jeune homme ! Dieu le bénisse, Dieu le bénisse ! »

M. Jonas trouva ce langage si particulièrement enfantin, et peut-être avait-il raison, qu’il ne fit que s’en amuser de plus belle, et dit à ses cousines qu’il craignait qu’un beau jour Chuffey ne le fît mourir de rire. Alors on enleva la nappe, et l’on posa sur la table une bouteille de vin. M. Jonas remplit les verres des deux demoiselles, qu’il invita à ne point ménager le liquide, leur assurant qu’il y en avait à la cave. Mais il se hâta d’ajouter, après cette saillie, que