Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/237

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« J’ai, dit John Westlock, commandé pour le dîner tout ce que nous avions l’habitude de souhaiter…

— Vrai ! dit Tom Pinch, vous avez commandé…

— Tout. Tâchez, si cela vous est possible, de ne pas rire devant les garçons. Je ne pouvais pas m’en empêcher, moi, quand j’ai fait la carte. C’est comme un rêve. »

En cela John se trompait : car personne assurément ne rêva jamais un potage tel que celui qui bientôt fut mis sur la table ; ni de tels poissons, ni de tels entremets ; ni de telles entrées, ni un tel dessert ; ni une telle série d’oiseaux et de friandises ; rien en un mot qui approchât de la réalité de ce festin à dix schellings six pence par tête, sans compter les vins. Quant aux liquides, l’homme qui eût pu se procurer en rêve tant de champagne frappé, tant de claret, tant de porto ou tant de xérès, eût mieux fait d’aller se mettre au lit pour en rêver et d’y rester.

Mais le plus beau trait peut-être du banquet, c’est que personne ne s’étonnait autant que John lui-même à l’apparition de chaque plat. Dans l’excès de sa joie, il laissait échapper sans cesse de nouveaux éclats de rire ; et puis, vite, il s’efforçait de reprendre un sérieux extraordinaire, de peur que les garçons ne vinssent à penser qu’il n’était pas habitué à pareil régal. Il y avait des choses qu’on lui apportait à découper, qui étaient si terriblement amusantes, qu’il n’y avait pas moyen d’y tenir ; et quand Tom Pinch insista, malgré l’officieux avis d’un garçon, non-seulement pour briser avec une cuiller à ragoût la muraille d’un grand pâté, mais encore pour essayer de ne pas en laisser une miette, John perdit toute contenance et allant s’asseoir, à l’autre bout de la table, derrière le vaste surtout, il y poussa un hurlement joyeux qu’on put entendre de la cuisine. Au reste, il n’hésitait pas le moins du monde à rire aussi de lui-même, comme il le prouva quand ils furent réunis tous les trois autour du feu et qu’on eut posé le dessert sur la table. En ce moment, le premier garçon demanda avec une respectueuse sollicitude si le porto, qui était un peu léger de goût et de couleur, était à sa guise, ou bien s’il ne préférait pas qu’on lui en servît un autre plus fort, plus capiteux. À quoi John répondit gravement qu’il était assez content de celui qu’on avait apporté et que ce vin lui semblait être d’un bon cru : le garçon se confondit en remercîments et se retira. Alors John dit à ses amis, en riant franchement, qu’il aimait à croire qu’il n’avait pas dit de bêtises, mais qu’il