Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/254

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mort, n’aimerait pas mieux pour s’éventer et se rafraîchir la plus petite plume d’un mensonge tel que le tien, qu’une abondante collection de ces piquants arrachés, depuis l’origine des temps, à ce porc-épic hérissé qu’ils appellent la vérité ? vérité blessante et cruelle !

Martin sentait vivement ce qui l’intéressait ; c’est ce qui fait qu’il sentit vivement le bon procédé de Tom. Au bout de quelques minutes, son esprit était remonté, et il se rappela qu’il n’était pas tout à fait dénué de ressources, puisqu’il avait laissé chez Pecksniff une belle garde-robe et qu’il portait dans sa poche une montre de chasse en or. Il trouva aussi un singulier plaisir à penser qu’il fallait qu’il fût un homme bien séduisant pour exercer tant d’empire sur Tom, à se féliciter de sa supériorité sur ce pauvre garçon, et de la certitude qu’il avait de faire beaucoup mieux que lui son chemin dans le monde. Animé par ces idées et fortifié dans son projet de tenter la fortune en pays étranger, il résolut de se rendre à Londres, du mieux qu’il pourrait, pour en faire son quartier général d’observation, et cela sans perdre un moment.

Il était à dix milles du village illustré par la résidence de M. Pecksniff, lorsqu’il s’arrêta pour déjeuner à une petite auberge située au bord de la route. Assis devant un feu vif, il ôta son habit et le mit sécher à la chaleur de la flamme. Cette auberge était bien différente de l’hôtel où il avait été régalé deux jours auparavant : elle n’étalait pas d’autre luxe que le pavé de brique dont la cuisine était garnie. Mais l’esprit se plie si vite aux exigences du corps, que cette pauvre station de charretiers était devenue aujourd’hui pour Martin un hôtel de premier ordre, tandis que la veille il l’eût dédaignée. Il lui sembla même que son omelette au lard et son pot de bière, loin d’être la détestable chère qu’il avait supposée, justifiaient pleinement l’inscription peinte sur le volet de la fenêtre et promettant « bonne nourriture pour les voyageurs. »

Il repoussa son assiette vide, et, muni d’un second pot de bière placé sur l’âtre devant lui, il se mit tout pensif à contempler le feu jusqu’à s’en faire mal aux yeux. Puis il regarda sur les murs les estampes tirées des sujets de l’Écriture sainte et enluminées de couleurs éclatantes, qui étaient bordées de petits cadres noirs comme les miroirs à barbe de cinq sols. Il vit comme quoi les Mages (qui avaient entre eux un grand air de famille) étaient en adoration devant une crèche rose ; comment l’Enfant prodigue revenait au logis en haillons