Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/278

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gueil et ravissement, si vous avez changé depuis notre séparation, ce n’a été que pour devenir plus belle que jamais ! »

Si Mary eût été une de ces demoiselles accoutumées à la menue monnaie des compliments usés du monde, elle n’eût pas manqué de repousser cet éloge avec la modestie la plus touchante ; elle eût dit à Martin : « Je sais, au contraire, que je suis devenue une véritable horreur. » Ou bien, qu’elle avait perdu toute sa beauté dans les pleurs et l’anxiété ; ou bien, qu’elle marchait tout doucement vers une tombe prématurée ; ou bien, que ses souffrances morales étaient indicibles ; ou enfin, soit par ses pleurs, soit par ses paroles lamentables, soit par un mélange des uns et des autres, elle lui eût fait d’autres révélations de ce genre et l’eût rendu aussi malheureux que possible. Mais elle avait été élevée à une école plus sévère que celle où se forme le cœur de la plupart des jeunes filles ; son caractère avait été fortifié par l’étreinte de la souffrance et de la dure nécessité ; elle était sortie des premières épreuves de la vie, tendre, pleine d’abnégation, de chaleur, de dévouement. Dès sa jeunesse, elle avait acquis (était-ce heureux pour elle ou pour lui ? nous n’avons pas à nous en inquiéter) ces nobles qualités de grandes âmes que l’on acquiert, mais souvent à ses dépens, dans le peines et les luttes qui forment les matrones. Ni ses joies, ni ses chagrins ne l’avaient amollie ou abattue ; cette affection qu’elle avait donnée de bonne heure était franche, pleine et profonde ; elle voyait en Martin un homme qui, pour elle, avait perdu sa famille et sa fortune : son unique désir était de lui témoigner son amour par des paroles cordiales et encourageantes, par l’expression d’une complète espérance et d’une confiance empreinte de gratitude ; de même qu’elle aurait cru manquer à sa tendresse, si elle avait été capable de donner une pensée aux tentations misérables que le monde pouvait lui offrir.

« Mais vous, Martin, avez-vous souffert quelque changement ? répondit-elle ; car cela m’intéresse bien plus. Vous paraissez plus inquiet, plus rêveur qu’autrefois.

— Pour cela, mon amour, dit Martin, qui enlaça la taille de la jeune fille (en regardant d’abord autour de lui pour voir s’il n’y avait pas de témoins, et après s’être bien assuré que M. Tapley étudiait plus que jamais les effets de brouillard), il serait bien étrange que je fusse autrement, car ma vie, surtout dans les derniers temps, a été bien rude.

— Je ne me le dissimule pas, répondit-elle. Croyez-vous