Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/154

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vain, du milieu des flots, des bords de la chaloupe, des mains suppliantes, et leur adressaient des prières qui n’étaient point entendues. J’en vois encore un de ces malheureux, je le vois, il a reçu un coup mortel dans les flancs. Il est étendu à la surface de la mer, sa longue chevelure est éparse, son sang coule d’une large blessure ; l’abîme va l’engloutir ; je ne le vois plus. J’ai vu un autre matelot entraîner après lui sa femme qu’il avait ceinte d’un câble par le milieu du corps ; ce même câble faisait plusieurs tours sur un de ses bras ; il nageait, ses forces commençaient à défaillir ; sa femme le conjurait de se sauver et de la laisser périr. Cependant la flamme du vaisseau éclairait les lieux circonvoisins, et ce spectacle terrible avait attiré sur le rivage et sur les rochers les habitants de la contrée, qui en détournaient leurs regards.

Une scène plus douce et plus pathétique succéda à celle-là. Un vaisseau avait été battu d’une affreuse tempête ; je n’en pouvais douter à ses mâts brisés, à ses voiles déchirées, à ses flancs enfoncés, à la manœuvre des matelots qui ne cessaient de travailler à la pompe. Ils étaient incertains, malgré leurs efforts, s’ils ne couleraient point à fond, à la rive même qu’ils avaient touchée ; cependant il régnait encore sur les flots un murmure sourd. L’eau blanchissait les rochers de son écume ; les arbres qui les couvraient, avaient été brisés, déracinés. Je voyais de toutes parts les ravages de la tempête ; mais le spectacle qui m’arrêta, ce fut celui des passagers qui, épars sur le rivage, frappés du péril auquel ils avaient échappé, pleuraient, s’embrassaient, levaient leurs mains au ciel, posaient leurs fronts à terre ; je voyais des filles défaillantes entre les bras de leurs mères, de jeunes épouses transies sur le sein de leurs époux ; et, au milieu de ce tumulte, un enfant qui sommeillait paisiblement dans son maillot. Je voyais sur la planche qui descendait du navire au rivage, une mère qui tenait un petit enfant pressé sur son sein ; elle en portait un second sur ses épaules ; celui-ci lui baisait les joues. Cette femme était suivie de son mari, il était chargé de nippes et d’un troisième enfant qu’il conduisait par ses lisières. Sans doute ce père et cette mère avaient été les derniers à sortir du vaisseau, résolus à se sauver ou à périr avec leurs enfants. Je voyais toutes ces scènes touchantes, et j’en versais des larmes réelles. Ô mon ami ! l’empire de la tête