Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur les intestins est violent, sans doute ; mais celui des intestins sur la tête l’est-il moins ? Je veille, je vois, j’entends, je regarde, je suis frappé de terreur. À l’instant la tête commande, agit ; dispose des autres organes. Je dors, les organes conçoivent d’eux-mêmes la même agitation, le même mouvement, les mêmes spasmes que la terreur leur avait imprimés ; et à l’instant ces organes commandent à la tête, en disposent ; et je crois voir, regarder, entendre. Notre vie se partage ainsi en deux manières diverses de veiller et de sommeiller. Il y a la veille de la tête, pendant laquelle les intestins obéissent, sont passifs ; il y a la veille des intestins, où la tête est passive, obéissante, commandée ; où l’action descend de la tête aux viscères, aux nerfs, aux intestins ; et c’est ce que nous appelons veiller ; où l’action remonte des viscères, des nerfs, des intestins à la tête ; et c’est ce que nous appelons rêver. Il peut arriver que cette dernière action soit plus forte que la précédente ne l’a été et n’a pu l’être ; alors le rêve nous affecte plus vivement que la réalité. Tel, peut-être, veille comme un sot, et rêve comme un homme d’esprit. La variété des spasmes, que les intestins peuvent concevoir d’eux-mêmes, correspond à toute la variété des rêves et à toute la variété des délires ; à toute la variété des rêves de l’homme sain qui sommeille, à toute la variété des délires de l’homme malade qui veille et qui n’est pas plus à lui. Je suis au coin de mon foyer, tout prospère autour de moi ; je suis dans une entière sécurité. Tout à coup il me semble que les murs de mon appartement chancellent ; je frissonne, je lève les yeux à mon plafond, comme s’il menaçait de s’écrouler sur ma tête. Je crois entendre la plainte de ma femme, les cris de ma fille. Je me tâte le pouls ; c’est la fièvre que j’ai : c’est l’action qui remonte des intestins à la tête, et qui en dispose. Bientôt la cause de ces effets connue, la tête reprendra son sceptre et son autorité, et tous les fantômes disparaîtront. L’homme ne dort vraiment que quand il dort tout entier. Vous voyez une belle femme ; sa beauté vous frappe ; vous êtes jeune ; aussitôt l’organe propre du plaisir prend son élasticité ; vous dormez, et cet organe indocile s’agite ; aussitôt vous revoyez la belle femme, et vous en jouissez plus voluptueusement peut-être. Tout s’exécute dans un ordre contraire, si l’action des intestins sur la tête est plus forte que ne le peut être celle