Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/104

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Or, de même que les objets sensibles, les images des corps, les couleurs et les sons agissent perpétuellement sur nos yeux, affectent nos sens, lors même que nous sommeillons ; les êtres intellectuels et moraux, non moins puissants sur l’esprit, l’appliquent et l’exercent en tout temps. Ces formes le captivent dans l’absence même des réalités.

Mais le cœur regarde-t-il avec indifférence les esquisses des mœurs que l’esprit est forcé de tracer, et qui lui sont presque toujours présentes ? Je m’en rapporte au sentiment intérieur. Il me dit qu’aussi nécessité dans ses jugements que l’esprit dans ses opérations, sa corruption ne va jamais jusqu’à lui dérober totalement la différence du beau et du laid, et qu’il ne manquera pas d’approuver le naturel et l’honnête, et de rejeter le déshonnête et le dépravé, surtout dans les moments désintéressés : c’est alors un connaisseur équitable qui se promène dans une


    Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas,
    Nec sine te quidquam dias in luminis oras
    Exoritur, neque fit lætum, nequa amabile quidquam ;
    Te sociam studeo scribundis versibus esse
    . (ld., ibid., v. 22.)

    Quand on a senti toute la grâce de cette invocation, tout ce qu’on peut alléguer contre la beauté ne doit faire qu’une impression bien légère.

    Et ailleurs :

                   Belli fera mœnera Mavors
    Armipotens régit, in gremium qui saepe tuum se
    Rejicit, æterno devictus volnere amoris. . . .
    Pascit amore avidos, inhians in te, Dea, visus ;
    Eque tuo pendet resupini spiritus ore,
    Hune tu, Diva, tuo recubantem corpore sancto
    Circumfusa super, suaveis ex ore loquelas
    Funde.          (Lucret. De rerum nat., lib. I, v. 34.)

    Je conviens que ces vers sont d’une grande beauté, dira-t-on. Il y a donc quelque chose de beau ? Sans doute : mais ce n’est pas dans la chose décrite, c’est dans la description : il n’est point de monstre odieux qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ; quelque difforme que soit un être (si toutefois il y a difformité réelle), il plaira pourvu qu’il soit bien représenté. Mais cette représentation qui me ravit ne suppose aucune beauté dans la chose : ce que j’admire, c’est la conformité de l’objet et de la peinture. La peinture est belle, mais l’objet n’est ni beau ni laid.

    Pour satisfaire à cette objection, je demanderai ce qu’on entend par un monstre. Si l’on désigne par ce terme un composé de parties rassemblées au hasard, sans liaison, sans ordre, sans harmonie, sans proportion, j’ose assurer que la représentation de cet être ne sera pas moins choquante que l’être lui-même. En effet, si dans le dessin d’une tête, un peintre s’était avisé de placer les dents au-dessous du menton, les yeux à l’occiput et la langue au front ; si toutes ces parties avaient encore entre elles des grandeurs démesurées, si les dents étaient trop grandes et les yeux trop petits, relativement à la tête entière, la délicatesse du pinceau ne