Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/141

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attendre ; lorsque la tendresse maternelle est si violente qu’elle perd la mère, et, par conséquent, l’enfant avec elle. « Mais, dira-t-on, traiter de vicieux et de dénaturé ce qui n’est que l’excès de quelque affection naturelle et généreuse, n’y aurait-il pas en cela un rigorisme mal entendu ? » Pour toute réponse à cette objection, je remarquerai que la meilleure affection dans sa nature suffit, par son intensité, pour endommager toutes ses compagnes, pour restreindre leur énergie et ralentir ou suspendre leurs opérations. En accordant trop à l’une, la créature est contrainte de donner trop peu à d’autres de la même classe, et qui ne sont ni moins naturelles ni moins utiles. Voilà donc l’injustice et la partialité introduites dans le caractère : conséquemment, quelques devoirs seront remplis avec négligence, et d’autres, moins essentiels peut-être, suivis avec trop de chaleur.

On peut avouer sans crainte ces principes dans toute leur étendue, puisque la religion même, considérée comme une passion, mais de l’espèce héroïque, peut être poussée trop loin[1] et troubler, par son excès, toute l’économie des inclinations sociales. Oui, la religion, j’ose le dire, serait trop énergique en celui qu’une contemplation immodérée des choses célestes, qu’une intempérance d’extase refroidirait sur les offices de la vie civile et les devoirs de la société. Cependant, « si l’objet de la dévotion est raisonnable, et si la croyance est orthodoxe, quelle que soit la dévotion, pourra-t-on dire encore : Il est dur de la traiter de superstition ? car enfin, si la créature laisse aller ses affaires domestiques à l’abandon, et néglige les intérêts temporels de son prochain et les siens, c’est l’excès d’un zèle saint dans son origine, qui produit ces effets. » Je réponds à cela que la vraie religion ne commande pas une abnégation totale des soins d’ici-bas : ce qu’elle exige, c’est la préférence du cœur ; elle veut qu’on rende à Dieu, aux autres et à soi-même tout ce qu’on leur doit, sans remplir une de ces obligations, au préjudice d’une autre. Elle sait les concilier entre elles par une subordination sage et mesurée.

Mais si d’un côté les affections sociales peuvent être trop énergiques, de l’autre, les passions intéressées peuvent être trop

  1. Insani sapiens nomen ferat, equus iniqui,
    Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam.

    Horat. Epist. Lib. I, epist, vi, v. 15 (D.)