Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/143

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aurait rien de tout ce que le courage le plus héroïque inspire, qu’à l’aide d’un excès d’affection sociale, ne pût exécuter la créature la plus timide.

Nous répondrons que c’est relativement à la constitution naturelle et à la destination particulière de la créature, que nous accusons quelques passions d’excès, et que nous reprochons à d’autres la faiblesse. Car lorsqu’un penchant, dont l’objet est raisonnable, n’est utile que dans sa violence ; si ce degré, d’ailleurs, n’altère point l’économie intérieure et ne met aucune disproportion entre les autres affections, on ne pourra le condamner comme vicieux. Mais si la constitution naturelle de la créature ne permet pas au reste des affections de monter à son unisson, si le ton des unes est aussi haut, et celui des autres plus bas, quelle que soit la nature des unes et des autres, elles pécheront par excès ou par défaut : car, puisqu’il n’y a plus entre elles de proportion, puisque la balance qui doit les tempérer est rompue, ce désordre jettera de l’inégalité dans la pratique, et rendra la conduite vicieuse.

Mais pour donner des idées claires et distinctes de ce que j’entends par économie des affections, je descends aux espèces de créatures qui nous sont subordonnées. Celles que la nature n’a point armées contre la violence, et qui ne sont formidables d’aucun côté, doivent être susceptibles d’un grande frayeur, et ne ressentir que peu d’animosité ; car cette dernière qualité serait infailliblement la cause de leur perte, soit en les déterminant à la résistance, soit en retardant leur fuite : c’est à la crainte seule qu’elles peuvent avoir obligation de leur salut. Aussi la crainte tient-elle les sens en sentinelle, et les esprits en état de porter l’alarme.

En pareil cas, la frayeur habituelle et l’extrême timidité sont, conséquemment à la constitution animale de la créature, des affections aussi conformes à son intérêt particulier et au bien général de son espèce, que le ressentiment et le courage seraient préjudiciables à l’un et à l’autre. Aussi remarque-t-on que, dans un seul et même système, la nature a pris soin de diversifier ces passions proportionnellement au sexe, à l’âge et à la force des créatures. Dans le système animal, les animaux innocents se rassemblent et paissent en troupe ; mais les bêtes farouches vont communément deux à deux, vivent sans société,