Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/164

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Quant aux plaisirs du corps et des sens, c’est bien peu de chose ; c’est une faible satisfaction, si les affections sociales ne la relèvent et ne l’animent.

Bien vivre ne signifie, chez certaines gens, que bien boire et bien manger. Il me semble que c’est faire beaucoup d’honneur à ces messieurs que de convenir avec eux, que vivre ainsi, c’est se presser de vivre ; comme si c’était se presser de vivre, que de prendre des précautions exactes pour ne jouir presque point de la vie. Car si notre calcul est juste, cette sorte de voluptueux glisse sur les grands plaisirs avec une rapidité qui leur permet à peine de les effleurer.

Mais quelque piquants que soient les plaisirs de la table, quelque utile que le palais soit au bonheur, et quelque profonde que soit la science des bons repas, il est à présumer que je ne sais quelle ostentation d’élégance dans la façon d’être servi, et que la gloire d’exceller dans l’art de bien traiter son monde, font, dans les gens de plaisir, la haute idée qu’ils ont de leurs voluptés : car l’ordonnance des services, l’assortiment des mets, la richesse du buffet et l’intelligence du cuisinier mis à part, le reste ne vaut presque pas la peine d’entrer en ligne de compte, de l’aveu même de ces épicuriens.

La débauche, qui n’est autre chose qu’un goût trop vif pour les plaisirs des sens, emporte avec elle l’idée de société. Celui qui s’enferme pour s’enivrer, passera pour un sot, mais non pour un débauché. On traitera ses excès de crapule, mais non de libertinage. Les femmes débauchées, je dis plus, les dernières des prostituées, n’ignorent pas combien il importe à leur commerce de persuader ceux à qui elles livrent ou vendent leurs charmes, que le plaisir est réciproque, et qu’elles n’en reçoivent pas moins qu’elles en donnent. Sans cette imagination qui soutient, le reste serait misérable, même pour les plus grossiers libertins.

Y a-t-il quelqu’un qui, seul et séparé de tout commerce, puisse se procurer, concevoir même quelque satisfaction durable ? Quoi est le plaisir des sens capable de tenir contre les ennuis de la solitude ? Quelque exquis qu’on le suppose, y a-t-il homme qui ne s’en dégoûte, s’il ne peut s’en rendre la possession agréable en le communiquant à un autre ? Qu’on fasse des systèmes tant qu’on voudra ; qu’on affecte, pour l’approbation de