Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/170

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et la mauvaise humeur s’engendrent partout où l’affection sociale est éteinte ou réprimée : mais a-t-elle occasion d’agir en pleine liberté et de se manifester dans toute son énergie, elle transporte la créature. Celui dont on a brisé les liens, qui renaît à la lumière au sortir d’un cachot où il a été longtemps détenu, n’est pas plus heureux dans les premiers moments de sa liberté. Il y a peu de personnes qui n’aient éprouvé la joie dont on est pénétré, lorsque après une longue retraite, une absence considérable, on ouvre son esprit, on décharge son cœur, on épanche son âme dans le sein d’un ami.

Cette passion se manifeste encore bien clairement dans les personnes qui remplissent des postes éminents, dans les princes, dans les monarques, et dans tous ceux que leur condition met au-dessus du commerce ordinaire des hommes, et qui, pour se conserver leurs respects, trouvent à propos de leur dérober leur personne, et de laisser entre les hommages et leur trône une vaste distance. Ils ne sont[1] pas toujours les mêmes : cette affectation se dément dans le domestique. Ces ténébreux monarques de l’Orient, ces fiers sultans, se rapprochent de ceux qui les environnent ; se livrent et se communiquent : on remarque, à la vérité, qu’ils ne s’adressent pas ordinairement aux plus honnêtes gens ; mais qu’importe à la certitude de nos propositions ? il suffit que, soumis à la commune loi, ils aient besoin de confidents et d’amis. Que des gens sans aucun mérite, que des esclaves, que des hommes tronqués, que les mortels quelquefois les plus vils et les plus méprisables remplissent ces places d’honneur et soient érigés en favoris, l’énergie de l’affection sociale n’en sera que plus marquée. C’est pour des monstres que ces princes sont hommes : ils s’inquiètent pour eux ; c’est

  1. Les potentats orientaux, renfermés dans l’intérieur de leur sérail, se montrent rarement à leurs sujets, et jamais qu’avec une suite et un appareil propres à imprimer la terreur. Plongés dans les voluptés, à qui livrent-ils leur confiance ? à un eunuque, ministre de leurs plaisirs ; à un flatteur, à un vil officier, que la bassesse de sa naissance ou de son emploi dispense d’avoir des sentiments. Il n’est pas rare de voir un valet du sérail passer de dignités en dignités jusqu’à celle de vizir ; devenir le fléau des peuples, et finir par une mort tragique dans ces révoltes ordinaires à Constantinople, où le ministre est aussi lâchement abandonné par son maître, et sacrifié à la fureur des rebelles, qu’il en fut aveuglément élevé à une place où l’on ne devrait jamais faire asseoir que le mérite et la vertu. (Diderot.)