Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/175

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et des effets terribles de la colère, si l’on conçoit qu’en satisfaisant ces passions cruelles, on se délivre d’un tourment violent, on se décharge d’un poids accablant, et l’on apaise un sentiment importun de misère. Le vindicatif se hâte de noyer toutes ses peines dans le mal d’autrui : l’accomplissement de ses désirs lui promet un torrent de voluptés. Mais, qu’est-ce que cette volupté ? C’est le premier quart d’heure d’un criminel qui sort de la question : c’est la suspension subite de ses tourments, ou le répit qu’il obtient de l’indulgence de ses juges, ou plutôt de la lassitude de ses bourreaux. Cette perversité, ce raffinement d’inhumanité, ces cruautés capricieuses, qu’on remarque dans certaines vengeances, ne sont autre chose que les efforts continuels d’un malheureux qui tente de se détacher de la roue : c’est un assouvissement de rage, perpétuellement renouvelé.

Il y a des créatures en qui cette passion s’allume avec peine, et s’éteint plus difficilement encore quand elle est une fois allumée. Dans ces créatures, l’esprit de vengeance est une furie qui dort, mais qui, quand elle est éveillée, ne se repose point qu’elle ne soit satisfaite : alors son sommeil est d’autant plus profond, son repos paraît d’autant plus doux que le tourment dont elle s’est délivrée était grand, et que le poids dont elle s’est déchargée était lourd. Si en langage de galanterie, la jouissance de l’objet aimé s’appelle avec raison la fin des peines de l’amant, cette façon de parler convient tout autrement encore au vindicatif. Les peines de l’amour sont agréables et flatteuses, mais celles de la vengeance ne sont que cruelles. Cet état ne se conçoit que comme une profonde misère, une sensation amère dont le fiel n’est tempéré d’aucune douceur.

Quant aux influences de cette passion sur l’esprit et sur le corps, et à ses funestes suites dans les différentes conjonctures de la vie, c’est un détail qui nous mènerait trop loin : d’ailleurs, nos ministres se sont emparés de ces moralités analogues à la religion ; et nos sacrés rhéteurs en font retentir depuis si longtemps leurs chaires et nos temples, que, pour ne rien ajouter à la satiété du genre humain[1], en anticipant sur leurs droits,

  1. Ce trait tombe sur l’Église anglicane, qui peut se flatter d’être féconde en mauvais prédicateurs. Les Fléchier, les Bossuet, les Bourdaloue, et une infinité d’autres écarteront à jamais ce reproche de l’Église gallicane. (Diderot.)