Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/244

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avait conservé l’histoire dans une note ; à ce titre elle peut présenter quelque intérêt. La Revue des autographes (no 11, février 1867) a publié la copie de cette note, écrite de la main de M. Villenave. La voici :

« Cet ouvrage a été fait par M. Diderot pendant qu’il était à la Bastille. M. Berryer, qui était alors lieutenant de police, sut de lui que c’était à cela qu’il avait employé son loisir, et que, n’ayant ni plumes, ni encre, ni papier, il y avait suppléé par quelqu’un de ces moyens que le désespoir fait souvent imaginer aux prisonniers. Le magistrat lui fit donner de quoi écrire, pendant les derniers jours de sa retraite, sous la condition qu’il mettrait au net cet ouvrage inscrit sur les murailles de la prison, en caractères énigmatiques, dont l’auteur seul avait la clef.

« Il lui demanda de lui prêter cet exemplaire unique. Cette demande fut faite dans un temps où M. Diderot ne pouvait rien refuser à M. Berryer. Quand le magistrat eut lu l’ouvrage, il ne voulut pas le rendre à l’auteur.

« Ce fut de sa part une infidélité, mais non pas une cruauté, à beaucoup près. Ceux qui ont vécu de ce temps-là savent très-bien que si M. Diderot, qui avait déjà subi une punition très-sévère pour ses Pensées philosophiques, eût fait paraître un ouvrage tel que celui-ci, il lui serait arrivé encore de plus grands malheurs, et M. Berryer jugea, d’après le caractère de M. Diderot, que, s’il avait le manuscrit entre les mains, il ne résisterait pas au désir de le faire imprimer, ou qu’au moins il aurait la facilité de le confier à des amis indiscrets qui le publieraient.

« M. Berryer se conduisit donc, dans cette occasion, moins en magistrat despote qu’en tuteur qui emploie son autorité pour empêcher son pupille de faire une faute qui pourrait lui être funeste.

« M. Diderot allait quelquefois voir M. Berryer. Il lui redemanda le manuscrit ; mais il vit bien qu’il ne l’obtiendrait jamais de lui.

« Après sa mort, il fit de grandes instances, et ceux qui avaient hérité des papiers de M. Berryer lui répondirent que celui-là ne s’y était pas trouvé. Je ne sais pas si le manuscrit original de la main de l’auteur existe encore ; mais un des confrères de M. Berryer l’avait eu quelque temps entre les mains, et en avait tiré une copie. Il s’est cru obligé à ne le pas rendre à l’auteur, parce qu’il l’avait promis à feu M. Berryer. Je crois qu’il aurait pu se dispenser de tenir cette parole. Car, dans ce temps-là, les principes de l’administration avaient bien changé ; et l’ouvrage aurait pu paraître sans compromettre l’auteur. Cependant M. Diderot a marqué plusieurs fois à l’homme de qui je tiens cette copie un grand désir de revoir ce qu’il appelait ses petites allées, et il est mort sans avoir cette consolation.

« Tout le monde étant mort à présent, le dépositaire m’a prêté le manuscrit sans me demander de secret, et cet exemplaire est la copie que j’ai fait faire. »