Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/26

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de chefs-d’œuvre de Tacite ! Là-dessus il s’attendrit sur la perte de tant de beautés qu’il regrette et qu’il pleure comme s’il les avait connues ; du moins encore si les monuments qu’on a déterrés dans les fouilles d’Herculanum pouvaient dérouler quelques livres des Histoires ou des Annales ! et cette espérance le transporte de joie. Mais combien de fois des mains ignorantes ont détruit, en les rendant au jour, des chefs-d’œuvre qui se conservaient dans les tombeaux ! Et là-dessus il disserte comme un ingénieur italien sur les moyens de faire des fouilles d’une manière prudente et heureuse. Promenant alors son imagination sur les ruines de l’antique Italie, il se rappelle comment les arts, le goût et la politesse d’Athènes avaient adouci les vertus terribles des conquérants du monde. Il se transporte aux jours heureux des Lelius et des Scipions, où même les nations vaincues assistaient avec plaisir aux triomphes des victoires qu’on avait remportées sur elles. Il me joue une scène entière de Térence ; il chante presque plusieurs chansons d’Horace. Il finit enfin par me chanter réellement une chanson pleine de grâce et d’esprit, qu’il a faite lui-même en impromptu dans un souper et par me réciter une comédie très agréable dont il a fait imprimer un seul exemplaire pour s’épargner la peine de la copier. Beaucoup de monde entre alors dans son appartement. Le bruit des chaises qu’on avance et qu’on recule le fait sortir de son enthousiasme et de son monologue. Il me distingue au milieu de la compagnie et il vient à moi comme à quelqu’un que l’on retrouve après l’avoir vu autrefois avec plaisir. Il se souvient encore que nous avons dit ensemble des choses très intéressantes sur les lois, sur les drames et sur l’histoire ; il a connu qu’il y avait beaucoup à gagner dans ma conversation. Il m’engage à cultiver une liaison dont il a senti tout le prix. En nous séparant, il me donne deux baisers sur le front et arrache sa main de la mienne avec une douleur véritable. »

Lorsque Diderot lut cette esquisse légèrement et agréablement caricaturale, il se borna à dire : « On sera tenté de me prendre pour une espèce d’original ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce donc un si grand défaut que d’avoir pu conserver, en s’agitant sans cesse dans la société, quelques vestiges de la nature, et de se distinguer par quelques côtés anguleux de la multitude de ces uniformes et plats galets qui foisonnent sur toutes les plages ? »

Diderot tient une grande place dans les Mémoires du temps ; nous pourrions indéfiniment multiplier à son sujet ces extraits, qui se ressemblent en général beaucoup plus que les portraits peints, gravés ou sculptés qu’on a faits de sa figure ; nous préférons nous arrêter avant de lasser le lecteur[1]. Nous regretterions cependant de ne pas lui donner le jugement porté sur le philosophe par J.-J. Rousseau, qui l’avait bien vu et avait pu l’apprécier avant de céder à l’impulsion de cet amour-propre maladif qui lui fit perdre successivement tous ses amis

  1. De ces portraits nous regrettons un surtout ; celui de Diderot, par la princesse Daschkow. Il sera réuni plus loin à celui de la princesse Daschkow, par Diderot.