Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/266

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monde est son esclave ; et à force de le répéter, ils sont parvenus à le faire croire aux imbéciles, et par conséquent à bien des gens. On rencontre à la vérité dans quelques cantons de l’allée des épines des recrues dont le bandeau commence à s’user, et qui contestent au vice-roi son despotisme prétendu. Ils lui opposent de vieux parchemins qui contiennent des arrêtés de l’assemblée des États Généraux ; mais pour toute réponse il commence par leur écrire qu’ils ont tort ; puis il convient avec ses favoris d’un mot, et si les mutins le rejettent, il leur retranche la paye, l’ustensile, l’étape et les pensions, et leur fait quelquefois appliquer des camouflets fort chauds. Il y a tels matadors qu’il a fouettés comme des marmots. Il possède à leurs dépens une assez belle seigneurie, dont le commerce principal consiste en vélin et en savon ; car il est le premier dégraisseur du monde, en vertu d’un privilège exclusif qu’il exerce très-bénignement, moyennant finance. Ses premiers prédécesseurs se traînaient à pied dans l’allée des épines. Plusieurs de leurs descendants se sont égarés dans celle des fleurs. Quelques-uns se sont promenés sous nos marronniers.

25. Sous ce chef que tu prendrais pour Dom Japhet d’Arménie, car il est très-infatué de ses yeux et porte toque sur toque, sont des gouverneurs et des sous-gouverneurs de province ; les uns maigres et hâves, d’autres brillants et rubiconds, quelques-uns lestes et galants. Ils forment un ordre de chevalerie distingué par une longue canne à bec de corbin, et par un couvre-chef emprunté des sacrificateurs de Cybèle, à qui ils ne ressemblent point du tout dans le reste ; ils ont fait leurs preuves à cet égard. Ils prennent la qualité de lieutenants du prince, et le vice-roi les appelle ses valets. Ils tiennent aussi magasin de savon, mais moins fin et par conséquent moins cher que celui du vice-roi, et ils ont le secret d’un baume aussi merveilleux que celui de Fier-à-bras.

26. Après eux viennent de nombreux corps d’officiers répandus de poste en poste, à qui, comme aux spahis chez les Turcs, on assigne un timar ou métairie plus ou moins opulente : ce qui fait que la plupart vont à pied, quelques-uns à cheval, et très-peu en carrosse. Leur fonction est de montrer l’exercice aux recrues, d’enrôler, de bercer les nouveaux engagés de harangues sur la nécessité de bien porter le bandeau, et de ne