Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/269

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affaires, galanteries, intrigues, jalousies. Tout est mis à profit, et les consultations sont rarement gratuites. Tel qui n’a ni imagination ni génie, sera abandonné à la science des nombres, ou occupé à transcrire ce que les autres ont pensé. Un autre s’usera les yeux à débrouiller sur un bronze rouillé l’origine d’une ville dont il y a mille ans qu’on ne parle plus ; ou se tourmentera pendant dix ans pour faire un sot d’un enfant heureusement né, et réussira. Il y en a qui manient le pinceau, la bêche, la lime ou le rabot ; beaucoup plus qui ont embrassé le parti de ne rien faire et de vanter leur importance. Qui connaît ces gens-ci, les craint ou les évite ; beaucoup croient les connaître ; mais peu les connaissent à fond.

30. C’est un prodige que la confiance et l’empressement qu’on a pour les encaissés. Ils se vantent de posséder une recette qui guérit de tous maux ; et cette recette consiste à dire à un mari jaloux que sa femme n’est pas coquette, ou qu’il doit l’aimer toute coquette qu’elle est ; à une femme galante, qu’il faut qu’elle s’en tienne à son sexagénaire ; à un ministre, qu’il ait de la probité ; à un commerçant, qu’il a tort d’être usurier ; à un incrédule, qu’il ferait bien de croire ; et ainsi des autres. Veux-tu guérir ? dit l’empirique au malade ; oui, je le veux, répond celui-ci. Va donc, et te voilà guéri. Les bonnes gens s’en vont satisfaits, et l’on dirait en effet qu’ils se portent mieux.

31. Il n’y a pas longtemps qu’il s’éleva parmi les guides une secte assez nombreuse de gens austères, qui effrayaient les voyageurs sur l’éminente blancheur de robe qu’ils jugeaient nécessaire, et qui allaient criant dans les maisons, dans les temples, dans les rues et sur les toits, que la plus petite macule était une tache ineffaçable ; que le savon du vice-roi et des gouverneurs ne valait rien ; qu’il fallait en tirer en droiture des magasins du prince, et le détremper dans les larmes ; qu’il le distribuait gratis, mais en très-petite quantité, et que n’en avait pas qui voulait ; et comme si ce n’était pas assez des épines dont la route est hérissée, ces enragés la parsemèrent de chausse-trappes et de chevaux de frises qui la rendirent impraticable. Les voyageurs se désespéraient ; on n’entendait de tous côtés que des cris et des gémissements. Dans l’impossibilité de suivre une route si pénible, on était sur le point de se précipiter