Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/295

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propre, que tu crois dompté par cette barbare exécution, y trouve son compte et se replie sous ta discipline. Suspends l’action de ton bras, et m’écoute. Honorerais-tu beaucoup le vice-roi en défigurant ses portraits ? Et si tu t’en avisais, les satellites du conseil de guerre ne t’empoigneraient-ils pas sur-le-champ, et ne serais-tu pas jeté dans un cachot pour le reste de tes jours ? À l’application : tu vois que je raisonne dans tes principes. Les signes extérieurs de la vénération qu’on a pour les princes, n’ont d’autre fondement que leur orgueil, qu’il fallait flatter, et peut-être la misère réelle de leur condition, qu’il fallait leur dérober. Mais le tien est souverainement heureux. S’il se suffit à lui-même, comme tu dis, à quoi bon tes vœux, tes prières et tes contorsions ? Ou il connaît d’avance ce que tu désires, ou il l’ignore absolument ; et s’il le connaît, il est déterminé à te l’accorder, ou à te le refuser. Tes importunités n’arracheront point de lui ses dons, et tes cris ne les hâteront pas.

23. — Ah ! je commence à deviner maintenant qui tu es, repartit l’aveugle. Ton système tend à ruiner un million d’édifices superbes, à forcer les portes de nos volières, à convertir nos guides en laboureurs ou en soldats, et à appauvrir Rome, Ancône et Compostelle : d’où je conclus qu’il est destructif de toute société.

24. — Tu conclus mal, répliqua notre ami ; il n’est destructif que des abus. On a vu de grandes sociétés subsister sans cet attirail, et il en est encore à présent qui sont assez heureuses pour en ignorer jusqu’aux noms. À mettre en parallèle tous ces gens-ci avec ceux qui se vantent de connaître ton prince, et à bien examiner la fausseté ou la contradiction des idées que s’en forment ces derniers, tu en inférerais bien plus sûrement qu’il n’existe pas. Car, prends garde, aurais-tu jamais connu ton père, s’il s’était toujours tenu à Cusco, tandis que tu séjournais à Madrid, et s’il ne t’avait donné que des indices équivoques de son existence ?

25. — Mais, reprit l’aveugle, qu’en aurais-je pensé, s’il m’eût laissé en maniement quelque portion de son héritage ? Or tu conviendras avec moi que je tiens du grand Esprit la faculté de penser, de raisonner. Je pense, donc je suis. Je ne me suis pas donné l’être. Il me vient donc d’un autre, et cet autre c’est le prince.