Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce soir est d’un bleu opaque. Vous vous amusez à disputer sur son ajustement ; demain peut-être il en changera : peut-être son grand œil sera chargé d’humeurs, et sa robe, aujourd’hui si brillante, sera sale et malpropre : à quoi le reconnaîtrez-vous alors ? Ah ! plutôt, cherchez-le dans vous-mêmes. Vous faites partie de son être ; il est en vous, vous êtes en lui. Sa substance est unique, immense, universelle ; elle seule est : le reste n’en est que des modes.

38. — À ce compte, dit Philoxène, votre prince est un étrange composé ; il pleure et rit, dort et veille, marche et se repose, est heureux et malheureux, triste et gai, impassible et souffrant ; il éprouve à la fois les affections et les états les plus contradictoires. Il est, dans un même sujet, tantôt honnête homme et tantôt fripon, sage et fou, tempérant et débauché, doux et cruel, et allie tous les vices avec toutes les vertus ; j’ai peine à comprendre comment vous sauvez toutes ces contradictions. » Damis et Nérestor se joignirent à Philoxène contre Alcméon, et prenant la parole tour à tour, ils apportèrent raisons sur raisons, premièrement pour douter du sentiment d’Alcméon, puis ils attaquèrent Philoxène, retombèrent enfin sur la conversation que j’avais liée avec Athéos, et finirent en nous répondant d’un air pensif par un : Vedremo.

39. Cependant la nuit faisait place au jour, et le soleil commençant à paraître, nous découvrîmes une rivière assez large qui semblait nous couper chemin par les différents replis qu’elle formait. Ses eaux étaient claires, mais profondes et rapides, et nul de nous n’osa d’abord en tenter le passage. On députa Philoxène et Diphile pour reconnaître si leur lit ne s’aplatirait pas davantage dans quelque endroit, et s’il n’y aurait point de gué. Le reste de la troupe s’assit près du rivage, sur une pelouse ombragée de saules et de peupliers. Nous avions en perspective une chaîne de montagnes escarpées et couvertes de sapins. « Ne rendez-vous pas intérieurement grâce à votre prince, me dit ironiquement Athéos, d’avoir créé pour votre bien-être deux choses qui font maintenant enrager tant d’honnêtes gens, un fleuve qu’on n’oserait traverser sans s’exposer à se noyer, et au-delà des rochers que nous ne franchirons jamais sans périr de lassitude ou de faim ? Un homme sensé qui planterait des jardins pour son plaisir et celui de ses amis, n’aurait garde de