Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/388

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encore, pour s’assurer qu’ils ne font point partie de lui-même, qu’ils sont étrangers à son être, et qu’il en est tantôt voisin et tantôt éloigné : pourquoi l’expérience ne lui serait-elle pas encore nécessaire pour les apercevoir ? Sans l’expérience, celui qui aperçoit des objets pour la première fois devrait s’imaginer, lorsqu’ils s’éloignent de lui, ou lui d’eux, au delà de la portée de sa vue, qu’ils ont cessé d’exister ; car il n’y a que l’expérience que nous faisons sur les objets permanents, et que nous retrouvons à la même place où nous les avons laissés qui nous constate leur existence continuée dans l’éloignement. C’est peut-être par cette raison que les enfants se consolent si promptement des jouets dont on les prive. On ne peut pas dire qu’ils les oublient promptement : car si l’on considère qu’il y a des enfants de deux ans et demi qui savent une partie considérable des mots d’une langue, et qu’il leur en coûte plus pour les prononcer que pour les retenir, on sera convaincu que le temps de l’enfance est celui de la mémoire. Ne serait-il pas plus naturel de supposer qu’alors les enfants s’imaginent que ce qu’ils cessent de voir a cessé d’exister, d’autant plus que leur joie paraît mêlée d’admiration, lorsque les objets qu’ils ont perdus de vue viennent à reparaître ? Les nourrices les aident à acquérir la notion des êtres absents, en les exerçant à un petit jeu qui consiste à se couvrir et à se montrer subitement le visage. Ils ont, de cette manière, cent fois en un quart d’heure, l’expérience que ce qui cesse de paraître ne cesse pas d’exister. D’où il s’ensuit que c’est à l’expérience que nous devons la notion de l’existence continuée des objets ; que c’est par le toucher que nous acquérons celle de leur distance ; qu’il faut peut-être que l’œil apprenne à voir, comme la langue à parler ; qu’il ne serait pas étonnant que le secours d’un des sens fût nécessaire à l’autre, et que le toucher, qui nous assure de l’existence des objets hors de nous lorsqu’ils sont présents à nos yeux, est peut-être encore le sens à qui il est réservé de nous constater, je ne dis pas leurs figures et autres modifications, mais même leur présence. »

On ajoute à ces raisonnements les fameuses expériences de Cheselden[1]. Le jeune homme à qui cet habile chirurgien abaissa

  1. Voyez les Éléments de la philosophie de Newton, par M. de Voltaire. (D.)