Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’évanouit, les larmes coulent des yeux des assistants, et les aumônes tombent de leurs bourses..

VIII. De toutes les personnes qui ont été privées de la vue presque en naissant, la plus surprenante qui ait existé et qui existera, c’est Mlle Mélanie de Salignac, parente de M. de La Fargue, lieutenant général des armées du roi, vieillard qui vient de mourir âgé de quatre-vingt-onze ans, couvert de blessures et comblé d’honneurs ; elle est fille de Mme de Blacy, qui vit encore et qui ne passe pas un jour sans regretter un enfant qui faisait le bonheur de sa vie et l’admiration de toutes ses connaissances. Mme de Blacy est une femme distinguée par l’éminence de ses qualités morales, et qu’on peut interroger sur la vérité de mon récit. C’est sous sa dictée que je recueille de la vie de Mlle de Salignac les particularités qui ont pu m’échapper à moi-même pendant un commerce d’intimité qui a commencé avec elle et avec sa famille en 1760, et qui a duré jusqu’en 1763, l’année de sa mort.

Elle avait un grand fonds de raison, une douceur charmante, une finesse peu commune dans les idées, et de la naïveté. Une de ses tantes invitait sa mère à venir l’aider à plaire à dix-neuf ostrogoths qu’elle avait à dîner, et sa nièce disait : je ne conçois rien à ma chère tante ; pourquoi plaire à dix-neuf ostrogoths ? Pour moi, je ne veux plaire qu’à ceux que j’aime.

Le son de la voix avait pour elle la même séduction ou la même répugnance que la physionomie pour celui qui voit. Un de ses parents, receveur général des finances, eut avec la famille un mauvais procédé auquel elle ne s’attendait pas, et elle disait avec surprise : Qui l’aurait cru d’une voix aussi douce ? Quand elle entendait chanter, elle distinguait des voix brunes et des voix blondes.

Quand on lui parlait, elle jugeait la taille par la direction du son qui la frappait de haut en bas si la personne était grande, ou de bas en haut si la personne était petite.

Elle ne se souciait pas de voir ; et un jour que je lui en demandais la raison : « C’est, me répondit-elle, que je n’aurais que mes yeux, au lieu que je jouis des yeux de tous ; c’est que, par cette privation, je deviens un objet continuel d’intérêt et de commisération ; à tout moment on m’oblige, et à tout