Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/407

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prenait les aliments avec une circonspection et une adresse surprenantes.

Elle faisait quelquefois la plaisanterie de se placer devant un miroir pour se parer, et d’imiter toutes les mines d’une coquette qui se met sous les armes. Cette petite singerie était d’une vérité à faire éclater de rire.

On s’était étudié, dès sa plus tendre jeunesse, à perfectionner les sens qui lui restaient, et il est incroyable jusqu’où l’on y avait réussi. Le tact lui avait appris, sur les formes des corps, des singularités souvent ignorées de ceux qui avaient les meilleurs yeux.

Elle avait l’ouïe et l’odorat exquis ; elle jugeait, à l’impression de l’air, de l’état de l’atmosphère, si le temps était nébuleux ou serein, si elle marchait dans une place ou dans une rue, dans une rue ou dans un cul-de-sac, dans un lieu ouvert ou dans un lieu fermé, dans un vaste appartement ou dans une chambre étroite.

Elle mesurait l’espace circonscrit par le bruit de ses pieds ou le retentissement de sa voix. Lorsqu’elle avait parcouru une maison, la topographie lui en restait dans la tête, au point de prévenir les autres sur les petits dangers auxquels ils s’exposaient : Prenez garde, disait-elle, ici la porte est trop basse, là vous trouverez une marche.

Elle remarquait dans les voix une variété qui nous est inconnue, et lorsqu’elle avait entendu parler une personne quelquefois, c’était pour toujours.

Elle était peu sensible aux charmes de la jeunesse et peu choquée des rides de la vieillesse. Elle disait qu’il n’y avait que les qualités du cœur et de l’esprit qui fussent à redouter pour elle. C’était encore un des avantages de la privation de la vue, surtout pour les femmes. Jamais, disait-elle, un bel homme ne me fera tourner la tête.

Elle était confiante ! Il était si facile, et il eût été si honteux de la tromper ! C’était une perfidie inexcusable de lui laisser croire qu’elle était seule dans un appartement.

Elle n’avait aucune sorte de terreur panique ; elle ressentait rarement de l’ennui ; la solitude lui avait appris à se suffire à elle-même. Elle avait observé que dans les voitures publiques, en voyage, à la chute du jour, on devenait silencieux. Pour moi,