Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on a trouvé ou cru trouver quelque chose de commun dans tous ces individus, comme l’impénétrabilité, l’étendue, la couleur, la figure, etc. ; et l’on a formé les noms métaphysiques et généraux, et presque tous les substantifs. Peu à peu on s’est accoutumé à croire que ces noms représentaient des êtres réels ; on a regardé les qualités sensibles comme de simples accidents, et l’on s’est imaginé que l’adjectif était réellement subordonné au substantif, quoique le substantif ne soit proprement rien, et que l’adjectif soit tout. Qu’on vous demande ce que c’est qu’un corps, vous répondrez que c’est une substance étendue impénétrable, figurée, colorée et mobile. Mais ôtez de cette définition tous les adjectifs, que restera-t-il pour cet être imaginaire que vous appelez substance ? Si on voulait ranger dans la même définition les termes, suivant l’ordre naturel, on dirait colorée, figurée, étendue, impénétrable, mobile, substance. C’est dans cet ordre que les différentes qualités des portions de la matière affecteraient, ce me semble, un homme qui verrait un corps pour la première fois. L’œil serait frappé d’abord de la figure, de la couleur et de l’étendue ; le toucher, s’approchant ensuite du corps, en découvrirait l’impénétrabilité ; et la vue et le toucher s’assureraient de la mobilité. Il n’y aurait donc point d’inversion dans cette définition ; et il y en a une dans celle que nous avons donnée d’abord. De là, il résulte que, si on veut soutenir qu’il n’y a point d’inversion en français, ou du moins qu’elle y est beaucoup plus rare que dans les langues savantes, on peut le soutenir tout au plus dans ce sens, que nos constructions sont pour la plupart uniformes ; que le substantif y est toujours ou presque toujours placé avant l’adjectif ; et le verbe, entre deux : car si on examine cette question en elle-même ; savoir si l’adjectif doit être placé devant ou après le substantif, on trouvera que nous renversons souvent l’ordre naturel des idées : l’exemple que je viens d’apporter en est une preuve.

Je dis l’ordre naturel des idées ; car il faut distinguer ici l’ordre naturel d’avec l’ordre d’institution, et, pour ainsi dire, l’ordre scientifique : celui des vues de l’esprit, lorsque la langue fut tout à fait formée.

Les adjectifs représentant, pour l’ordinaire, les qualités sensibles, sont les premiers dans l’ordre naturel des idées ; mais pour un philosophe, ou plutôt pour bien des philosophes qui