Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/424

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que nos meilleurs latinistes modernes, sans nous en excepter ni l’un ni l’autre, tombent dans des tours français, la construction de nos muets ne fût pas la vraie construction d’un homme qui n’aurait jamais eu aucune notion de langue. Qu’en pensez-vous, monsieur ? cet inconvénient serait peut-être moins fréquent que je ne l’imagine, si nos muets de convention étaient plus philosophes que rhéteurs ; mais, en tout cas, on pourrait s’adresser à un sourd et muet de naissance.

Il vous paraîtra singulier, sans doute, qu’on vous renvoie à celui que la nature a privé de la faculté d’entendre et de parler, pour en obtenir les véritables notions de la formation du langage. Mais considérez, je vous prie, que l’ignorance est moins éloignée de la vérité que le préjugé ; et qu’un sourd et muet de naissance est sans préjugé sur la manière de communiquer la pensée ; que les inversions n’ont point passé d’une autre langue dans la sienne ; que s’il en emploie, c’est la nature seule qui les lui suggère ; et qu’il est une image très approchée de ces hommes fictifs qui, n’ayant aucun signe d’institution, peu de perceptions, presque point de mémoire, pourraient passer aisément pour des animaux à deux pieds ou à quatre.

Je peux vous assurer, monsieur, qu’une pareille traduction ferait beaucoup d’honneur, quand elle ne serait guère meilleure que la plupart de celles qu’on nous a données depuis quelque temps. Il ne s’agirait pas seulement ici d’avoir bien saisi le sens et la pensée ; il faudrait encore que l’ordre des signes de la traduction correspondît fidèlement à l’ordre des gestes de l’original. Cet essai demanderait un philosophe qui sut interroger son auteur, entendre sa réponse, et la rendre avec exactitude ; mais la philosophie ne s’acquiert pas en un jour.

Il faut avouer cependant que l’une de ces choses faciliterait beaucoup les autres ; et que, la question étant donnée avec une exposition précise des gestes qui composeraient la réponse, on parviendrait à substituer aux gestes à peu près leur équivalent en mots ; je dis à peu près, parce qu’il y a des gestes sublimes que toute l’éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel est celui de Macbeth dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Macbeth s’avance en silence (acte V, scène I), et les yeux fermés, sur la scène, imitant l’action d’une personne qui se lave les mains, comme si les siennes eussent encore été teintes du