Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/436

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Transportez-vous d’abord au temps où les adjectifs et les substantifs latins, qui désignent les qualités sensibles des êtres et des différents individus de la nature, étaient presque tous inventés ; mais où l’on n’avait point encore d’expression pour ces vues fines et déliées de l’esprit, dont la philosophie a même aujourd’hui tant de peine à marquer les différences. Supposez ensuite deux hommes pressés de la faim, mais dont l’un n’ait point d’aliment en vue, et dont l’autre soit au pied d’un arbre si élevé qu’il n’en puisse atteindre le fruit. Si la sensation fait parler ces deux hommes, le premier dira : j’ai faim, je mangerais volontiers ; et le second : Le beau fruit ! j’ai faim, je mangerais volontiers. Mais il est évident que celui-là a rendu précisément, par son discours, tout ce qui s’est passé dans son âme ; qu’au contraire il manque quelque chose dans la phrase de celui-ci, et qu’une des vues de son esprit y doit être sous-entendue. L’expression, je mangerais volontiers, quand on n’a rien à sa portée, s’étend en général à tout ce qui peut apaiser la faim : mais la même expression se restreint et ne s’entend plus que d’un beau fruit quand ce fruit est présent. Ainsi, quoique ces hommes aient dit : J’ai faim, je mangerais volontiers, il y avait dans l’esprit de celui qui s’est écrié : Le beau fruit ! un retour vers ce fruit ; et l’on ne peut douter que si l’article le eût été inventé, il n’eût dit : Le beau fruit ! j’ai faim. Je mangerais volontiers icelui, ou icelui je mangerais volontiers. L’article le ou icelui n’est, dans cette occasion et dans toutes les semblables, qu’un signe employé pour désigner le retour de l’âme sur un objet qui l’avait antérieurement occupée ; et l’invention de ce signe est, ce me semble, une preuve de la marche didactique de l’esprit.

N’allez pas me faire des difficultés sur le lieu que ce signe occuperait dans la phrase, en suivant l’ordre naturel des vues de l’esprit ; car, quoique tous ces jugements, le beau fruit ! j’ai faim, je mangerais volontiers icelui, soient rendus chacun par deux ou trois expressions, ils ne supposent tous qu’une seule vue de l’âme ; celui du milieu, j’ai faim, se rend en latin par le seul mot esurio. Le fruit et la qualité s’aperçoivent en même temps ; et quand un latin disait esurio, il croyait ne rendre qu’une seule idée. Je mangerais volontiers icelui ne sont que des modes d’une seule sensation. Je marque la personne qui