Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/88

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a-t-il de la probité[1] ? » Si vous m’eussiez fait entendre d’abord qu’il était honnête homme, je ne me serais jamais avisé de demander s’il était dévot[2] : Tant est grande sur nos esprits l’autorité des principes moraux.

Qu’est-ce donc que la vertu morale ? quelle influence la religion en général a-t-elle sur la probité ? jusqu’à quel point suppose-t-elle de la vertu ? Serait-il vrai de dire que l’athéisme exclut toute probité, et qu’il est impossible d’avoir quelque vertu morale sans reconnaître un Dieu ? Ces questions sont une suite de la réflexion précédente, et feront la matière de ce premier livre.

Ce sujet est presque tout neuf ; d’ailleurs l’examen en est épineux et délicat : qu’on ne s’étonne donc pas si je suis une méthode un peu singulière. La licence de quelques plumes modernes a répandu l’alarme dans le camp des dévots : telle est en eux l’aigreur et l’animosité, que, quoi qu’un auteur puisse dire en faveur de la religion, on se récriera contre son ouvrage, s’il accorde quelque poids à d’autres principes. D’une autre part, les beaux esprits et les gens du bel air, accoutumés à n’envisager dans la religion que quelques abus qui font la matière éternelle de leurs plaisanteries, craindront de s’embarquer dans un examen sérieux (car les raisonneurs les effraient), et traiteront d’imbécile un homme qui professe le désintéressement et qui ménage les principes de religion. Il ne faut pas s’attendre à recevoir d’eux plus de quartier qu’on ne leur en fait ; et je les

  1. Remarquez qu’il est question ici de la religion en général. Si le christianisme était un culte universellement embrassé, quand on assurerait d’un homme qu’il est bon chrétien, peut-être serait-il absurde de demander s’il est honnête homme ; parce qu’il n’y a point, dirait-on, de christianisme réel sans probité. Mais il y a presqu’autant de cultes différents que de gouvernements ; et si nous en croyons les histoires, leurs préceptes croisent souvent les principes de la morale ; ce qui suffit pour justifier ma pensée. Mais, afin de lui donner toute l’évidence possible, supposé que, dans un besoin pressant de secours, on vous adressât à quelque juif opulent : vous savez que sa religion permet l’usure avec l’étranger ; espéreriez-vous donc traiter à des conditions plus favorables, parce qu’on vous assurerait que cet homme est un des sectateurs les plus zélés de la loi de Moïse ? et tout bien considéré, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux, pour vos intérêts, qu’il passât pour un fort mauvais juif, et qu’il fût même soupçonné dans la synagogue d’être un peu chrétien ? (Diderot.)
  2. Partout où ce mot se prend en mauvaise part, il faut entendre, comme dans La Bruyère et La Rochefoucauld, faux dévot ; sens auquel une longue et peut-être odieuse prescription l’a déterminé. (Diderot.)