Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/152

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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Si l’on frappe du coup le plus léger à l’extrémité d’une longue poutre, j’entends ce coup, si j’ai mon oreille placée à l’autre extrémité. Cette poutre toucherait d’un bout sur la terre et de l’autre bout dans Sirius, que le même effet serait produit. Pourquoi tout étant lié, contigu, c’est-à-dire la poutre existante et réelle, n’entends-je pas ce qui se passe dans l’espace immense qui m’environne, surtout si j’y prête l’oreille ?

BORDEU.

Et qui est-ce qui vous a dit que vous ne l’entendiez pas plus ou moins ? Mais il y a si loin, l’impression est si faible, si croisée sur la route ; vous êtes entourée et assourdie de bruits si violents et si divers ; c’est qu’entre Saturne et vous il n’y a que des corps contigus, au lieu qu’il y faudrait de la continuité.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

C’est bien dommage.

BORDEU.

C’est vrai, car vous seriez Dieu. Par votre identité avec tous les êtres de la nature, vous sauriez tout ce qui se fait ; par votre mémoire, vous sauriez tout ce qui s’y est fait.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et ce qui s’y fera ?

BORDEU.

Vous formeriez sur l’avenir des conjectures vraisemblables, mais sujettes à erreur. C’est précisément comme si vous cherchiez à deviner ce qui va se passer au dedans de vous, à l’extrémité de votre pied ou de votre main.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et qui est-ce qui vous a dit que ce monde n’avait pas aussi ses méninges, ou qu’il ne réside pas dans quelque recoin de l’espace une grosse ou petite araignée dont les fils s’étendent à tout ?

BORDEU.

Personne, moins encore si elle n’a pas été ou si elle ne sera pas.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Comment cette espèce de Dieu-là…

BORDEU.

La seule qui se conçoive…