Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/195

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

besoin, et quand on n’y serait pas sollicité par le besoin, c’est toujours une chose douce. Je veux qu’on se porte bien, je le veux absolument, entendez-vous ? Je blâme tout excès, mais dans un état de société tel que le nôtre, il y a cent considérations raisonnables pour une, sans compter le tempérament et les suites funestes d’une continence rigoureuse, surtout pour les jeunes personnes ; le peu de fortune, la crainte parmi les hommes d’un repentir cuisant, chez les femmes celle du déshonneur, qui réduisent une malheureuse créature qui périt de langueur et d’ennui, un pauvre diable qui ne sait à qui s’adresser, à s’expédier à la façon du cynique. Caton, qui disait à un jeune homme sur le point d’entrer chez une courtisane : « Courage, mon fils,… » lui tiendrait-il le même propos aujourd’hui ? S’il le surprenait, au contraire, seul, en flagrant délit, n’ajouterait-il pas : cela est mieux que de corrompre la femme d’autrui, ou que d’exposer son honneur et sa santé ?… Et quoi ! parce que les circonstances me privent du plus grand bonheur qu’on puisse imaginer, celui de confondre mes sens avec les sens, mon ivresse avec l’ivresse, mon âme avec l’âme d’une compagne que mon cœur se choisirait, et de me reproduire en elle et avec elle ; parce que je ne puis consacrer mon action par le sceau de l’utilité, je m’interdirai un instant nécessaire et délicieux ! On se fait saigner dans la pléthore ; et qu’importe la nature de l’humeur surabondante, et sa couleur, et la manière de s’en délivrer ? Elle est tout aussi superflue dans une de ces indispositions que dans l’autre ; et si, repompée de ses réservoirs, distribuée dans toute la machine, elle s’évacue par une autre voie plus longue, plus pénible et dangereuse, en sera-t-elle moins perdue ? La nature ne souffre rien d’inutile ; et comment serais-je coupable de l’aider, lorsqu’elle appelle mon secours par les symptômes les moins équivoques ? Ne la provoquons jamais, mais prêtons-lui la main dans l’occasion ; je ne vois au refus et à l’oisiveté que de la sottise et du plaisir manqué. Vivez sobre, me dira-t-on, excédez-vous de fatigue. Je vous entends : que je me prive d’un plaisir ; que je me donne de la peine pour éloigner un autre plaisir. Bien imaginé !

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Voilà une doctrine qui n’est pas bonne à prêcher aux enfants.