de Bougainville est le seul qui m’ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu’à cette lecture, j’avais pensé qu’on n’était nulle part aussi bien que chez soi ; résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ; effet naturel de l’attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités dont on jouit, et qu’on n’a pas la même certitude de retrouver ailleurs.
A. Quoi ! vous ne trouvez pas l’habitant de Paris aussi convaincu qu’il croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la Beauce ?
B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu aux frais et à la sûreté de son retour.
A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes frères, tes sœurs, tes maîtresses, tes compatriotes, que leur diras-tu de nous ?
B. Peu de choses, et qu’ils ne croiront pas.
A. Pourquoi peu de choses ?
B. Parce qu’il en a peu conçues, et qu’il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.
A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ?
B. Parce qu’en comparant leurs mœurs aux nôtres, ils aimeront mieux prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.
A. En vérité ?
B. Je n’en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées ! Le Taïtien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à sa vieillesse. L’intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l’enfant qui naît à l’homme décrépit. Il n’entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n’y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses ; entraves qui ne peuvent qu’exciter l’indignation et le mépris d’un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.
A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Taïti ?
B. Ce n’est point une fable ; et vous n’auriez aucun doute sur la sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son voyage.
A. Et où trouve-t-on ce supplément ?
B. Là, sur cette table.