Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/268

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imagination s’ouvre à un avenir plein de chimères ; son cœur nage dans une joie secrète. Réjouis-toi bien, malheureuse créature ; le temps aurait sans cesse affaibli la tyrannie que tu quittes ; le temps accroîtra sans cesse la tyrannie sous laquelle tu vas passer. On lui choisit un époux. Elle devient mère. L’état de grossesse est pénible presque pour toutes les femmes. C’est dans les douleurs, au péril de leur vie, aux dépens de leurs charmes, et souvent au détriment de leur santé, qu’elles donnent naissance à des enfants. Le premier domicile de l’enfant et les deux réservoirs de sa nourriture, les organes qui caractérisent le sexe, sont sujets à deux maladies incurables. Il n’y a peut-être pas de joie comparable à celle de la mère qui voit son premier-né ; mais ce moment sera payé bien cher. Le père se soulage du soin des garçons sur un mercenaire ; la mère demeure chargée de la garde de ses filles. L’âge avance ; la beauté passe ; arrivent les années de l’abandon, de l’humeur et de l’ennui. C’est par le malaise que Nature les a disposées à devenir mères ; c’est par une maladie longue et dangereuse qu’elle leur ôte le pouvoir de l’être. Qu’est-ce alors qu’une femme ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressource. Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des enfants imbéciles. Nulle sorte de vexations que, chez les peuples policés, l’homme ne puisse exercer impunément contre la femme. La seule représaille qui dépende d’elle est suivie du trouble domestique, et punie d’un mépris plus ou moins marqué, selon que la nation a plus ou moins de mœurs. Nulle sorte de vexations que le sauvage n’exerce contre sa femme. La femme, malheureuse dans les villes, est plus malheureuse encore au fond des forêts. Écoutez le discours d’une Indienne des rives de l’Orénoque ; et écoutez-le, si vous le pouvez, sans en être ému. Le missionnaire jésuite, Gumilla[1], lui reprochait d’avoir fait mourir une fille dont elle était accouchée, en lui coupant le nombril trop court : « Plût à Dieu, Père, lui dit-elle, plût à Dieu qu’au moment où ma mère me mit au monde, elle eût eu assez

  1. Histoire naturelle, civile et géographique de l’Orénoque. Un des premiers collaborateurs de Diderot, Eidous, avait traduit cet ouvrage en 1758. Avignon et Paris, 3 vol. in-12, fig.