Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je le crois. Pour des gens d’esprit et de sens, il nous en promet tant qu’il nous plaira. Cela est bien contraire à la nature de l’homme, à la nature de la société et à l’expérience de tous les siècles. Eh ! philosophe, mon ami, chez ces Grecs, chez ces Romains dont vous faites tant de cas, on compte par ses doigts les hommes de génie, et les sots et les fous y foisonnèrent autant que parmi nous. C’est qu’il est dans l’ordre éternel que le monstre appelé homme de génie soit toujours infiniment rare, et que l’homme d’esprit et de sens ne soit jamais commun.

Quel livre que celui d’Helvétius, s’il eût été écrit au temps et dans la langue de Montaigne ! Il serait autant au-dessus des Essais que les Essais sont au-dessus de tous les moralistes qui ont paru depuis.

Je ne sais quel cas Helvétius faisait de Montaigne et si la lecture lui en était bien familière, mais il y a beaucoup de rapport entre leur manière de voir et de dire. Montaigne est cynique, Helvétius l’est aussi ; ils ont l’un et l’autre les pédants en horreur ; la science des mœurs est pour tous deux la science par excellence ; ils accordent beaucoup aux circonstances et aux hasards ; ils ont de l’imagination, beaucoup de familiarité dans le style, de la hardiesse et de la singularité dans l’expression, des métaphores qui leur sont propres. Helvétius au temps de Montaigne en aurait eu à peu près le style, et Montaigne au temps d’Helvétius aurait à peu près écrit comme lui ; c’est-à-dire qu’il eût eu moins d’énergie et plus de correction, moins d’originalité et plus de méthode.


NOTES.


Page 63. — Vous, mon ami Naigeon, qui avez si bien étrillé le Russe endiamanté Czernischew, pour avoir préféré les Anglais aux Français, je vous dénoncé et recommande le no 9 de cette page ; surtout n’oubliez pas que celui qui suppose aux philosophes français l’esprit général de la nation, ne connaît ni leurs ouvrages ni leurs personnes[1].

  1. La note à laquelle se rapporte ce paragraphe concerne Saville, qui pensait comme Czernischew que les Français étaient inférieurs aux Anglais, parce qu’il ne leur était pas permis de s’occuper des « trois seuls objets dignes de réflexion : la nature, la religion et le gouvernement, » faute de liberté politique.