Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/354

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Celui qui aura attaché trop ou trop peu d’importance à quelques objets, aura l’esprit faux.

Celui qui osera prononcer dans une question qui excède la capacité de son talent naturel, aura l’esprit faux.

Rien n’est si rare que la logique : une infinité d’hommes en manquent, presque toutes les femmes n’en ont point.

Celui qui est sujet à des préventions aura l’esprit faux.

Celui qui s’entête ou par amour-propre, ou par esprit de singularité, ou par goût pour le paradoxe, aura l’esprit faux.

Et celui qui a trop de confiance et celui qui n’en a pas assez dans sa raison, aura l’esprit faux.

Tous les intérêts, tous les préjugés, toutes les passions, tous les vices, toutes les vertus sont capables de fausser l’esprit.

D’où je conclus qu’un esprit juste de tout point est un être de raison.

Nous sommes tous nés avec l’esprit juste ! Mais qu’est-ce qu’un esprit juste ? C’est celui qui nie ou affirme des choses ce qu’il en faut affirmer ou nier. Et nous apportons tous en naissant ce précieux don ? et quand la nature nous l’aurait donné, il serait en notre pouvoir de le conserver ?

Quelque envie que j’aie d’être du sentiment d’Helvétius, pourquoi ne le puis-je pas ? Pourquoi persisté-je à croire qu’une des plus fortes inconséquences de cet auteur, c’est d’avoir placé la différence de l’homme et de la brute dans la diversité de l’organisation, et d’exclure cette cause lorsqu’il s’agit d’expliquer la différence d’un homme à un homme ? Pourquoi lui paraît-il démontré que tout homme est également propre à tout, et que son stupide portier a autant d’esprit que lui, du moins en puissance, et pourquoi cette assertion me paraît-elle à moi la plus palpable des absurdités ? Pourquoi toute sa subtilité, toute son éloquence, tous ses raisonnements ne m’ont-ils pas déterminé à prononcer avec lui que nos aversions et nos goûts se résolvent, en dernière analyse, au désir ou à la crainte de peines ou de plaisirs sensuels et physiques ?

Un homme communément bien organisé est capable de tout.

Croyez cela, Helvétius, si cela vous convient ; mais songez que c’est sous peine de vous fendre la tête inutilement, comme il m’est arrivé, sur des questions dont vous n’atteindrez jamais le fond. Je me cite, parce que j’ai la conscience de mes efforts