Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/402

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Page 52. — Il me semble qu’il y a dans toute cette page[1] beaucoup d’esprit et peu de vérité. Je me consulte sincèrement et il me semble que la supériorité d’un personnage antique ne m’a jamais humilié, et que jamais je n’ai ridiculisé l’héroïsme d’un de mes concitoyens. C’est que, quand je vais au spectacle, je laisse à la porte tous mes intérêts, toutes mes passions, sauf à les reprendre en sortant. Il n’en est pas ainsi de la prédication que je vais entendre à l’église.

C’est un lieu bien respectable que celui où le méchant va oublier pendant trois heures de suite ce qu’il est. Je ne sais si le magistrat en connaît toute l’utilité.

Page 53. — Le caractère d’Énée est plus juste que celui d’Achille. Pourquoi admire-t-on ce dernier !

C’est que le caractère d’Énée est plat et que celui d’Achille est sublime. Le peuple le croit

Impiger, iracundus, inexorabilis, acer.
Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis.

Horat. De Arte poet., v. 121-122.

Celui qui le connaît d’après le poëte qui l’a peint, lui trouve à peine un de ces défauts. Achille est grand, Achille est juste ; il respecte les lois, il est brave sans ostentation, il connaît l’amitié, il connaît la tendresse, il n’a point l’âme dure, il n’est point inflexible. C’est lui qui dit aux ambassadeurs qui viennent lui ravir Briséis, le prix de la victoire : Approchez, envoyés des dieux, ce n’est point vous qui m’offensez. C’est lui qui a dit à ses serviteurs : Jetez un tapis sur ce cadavre, afin que la vue de ce malheureux père rien soit point affligée. C’est lui qui, après la mort de Patrocle, s’en va pendant la nuit se coucher sur les sables de la mer et mêler sa voix plaintive au tumulte des flots.

Je reviens à l’effet des spectacles. Les idées d’intérêt m’obsèdent et me troublent dans la société, mais elles disparaissent dans la région des hypothèses ; là, je suis magnanime, équitable, compatissant, parce que je puis l’être sans conséquence.

  1. Dans cette page Helvétius explique l’admiration pour les héros anciens, par l’impossibilité de faire la comparaison ; mais, continue-t-il, « si ce grand homme est mon concitoyen… sa présence doit humilier mon orgueil. »