Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/25

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indistinctement à tous les états, ne soit pas une profession comme une autre. Tout le monde écrit, mais tout le monde n’est pas auteur ; tout le monde parle, mais tout le monde n’est pas orateur. Il y a dans la société des hommes qui dessinent, qui peignent ou qui chantent, sans être ni musiciens ni artistes.

J’ai une assez haute opinion d’une profession dont le but est la recherche de la vérité et l’instruction des hommes. Je sais combien leurs travaux influent non-seulement sur le bonheur de la société, mais sur celui de l’espèce humaine entière. Je ne me serais pas cru avili si j’avais rendu au président de Montesquieu les mêmes honneurs qu’au roi de Suède.

Certes, le législateur aurait dû être mécontent de moi, si je ne lui avais accordé que les égards du président. On a élevé beaucoup de catafalques, on a conduit bien des fils de rois à Saint-Denis sans que je m’en sois soucié. J’ai assisté aux funérailles du président de Montesquieu, et je me rappelle toujours avec satisfaction que je quittai la compagnie de mes amis pour aller rendre ce dernier devoir au précepteur des peuples, et au modèle des sages.

Malgré toute la distinction que j’accorde au philosophe et à l’homme de lettres, je pense toutefois que peut-être on s’exposerait au ridicule en promenant dans la société la dignité de cet état, sans y être autorisé par des titres bien avoués.

L’homme de lettres qui jouit de la réputation la plus méritée, recevra les égards qu’on lui rendra, avec timidité et modestie, s’il se dit à lui-même : Que suis-je en comparaison de Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Molière, de Bossuet, de Fénelon et de tant d’autres ?

Il préférera la société de ses égaux avec lesquels il peut augmenter ses lumières, et dont l’éloge est presque le seul qui puisse le flatter, à celle des grands avec lesquels il n’a que des vices à gagner en dédommagement de la perte de son temps.

Il est avec eux comme le danseur de corde, entre la bassesse et l’arrogance. La bassesse fléchit le genou, l’arrogance relève la tête ; l’homme digne la tient droite.

La dignité et l’arrogance ont des caractères auxquels on ne se trompera jamais. Si je vois un homme qui écoute patiem-