Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/293

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Ricaric à Sélim. L’Académie est encore le sanctuaire du bon goût ; et ses beaux jours ne nous offrent ni philosophes, ni poëtes auxquels nous n’en ayons aujourd’hui à opposer. Notre théâtre passait et peut passer encore pour le premier théâtre de l’Afrique. Quel ouvrage que le Tamerlan de Tuxigraphe ! C’est le pathétique d’Eurisopé[1] et l’élévation d’Azophe[2]. C’est l’antiquité toute pure.

— J’ai vu, dit la favorite, la première représentation de Tamerlan ; et j’ai trouvé, comme vous, l’ouvrage bien conduit, le dialogue élégant et les convenances bien observées.

— Quelle différence, madame, interrompit Ricaric, entre un auteur tel que Tuxigraphe, nourri de la lecture des Anciens, et la plupart de nos modernes !

— Mais ces modernes, dit Sélim, que vous frondez ici tout à votre aise, ne sont pas aussi méprisables que vous le prétendez. Quoi donc, ne leur trouvez-vous pas du génie, de l’invention, du feu, des détails, des caractères, des tirades ? Et que m’importe à moi des règles, pourvu qu’on me plaise ? Ce ne sont, assurément, ni les observations du sage Almudir et du savant Abaldok, ni la poétique du docte Facardin, que je n’ai jamais lue, qui me font admirer les pièces d’Aboulcazem, de Mubardar, d’Albaboukre et de tant d’autres Sarrasins ! Y a-t-il d’autre règle que l’imitation de la nature ? et n’avons-nous pas les mêmes yeux que ceux qui l’ont étudiée ?

— La nature, répondit Ricaric, nous offre à chaque instant des faces différentes. Toutes sont vraies ; mais toutes ne sont pas également belles. C’est dans ces ouvrages, dont il ne paraît pas que vous fassiez grand cas, qu’il faut apprendre à choisir. Ce sont les recueils de leurs expériences et de celles qu’on avait faites avant eux. Quelque esprit qu’on ait, on n’aperçoit les choses que les unes après les autres ; et un seul homme ne peut se flatter de voir, dans le court espace de sa vie, tout ce qu’on avait découvert dans les siècles qui l’ont précédé. Autrement il faudrait avancer qu’une seule science pourrait devoir sa naissance, ses progrès et toute sa perfection, à une seule tête : ce qui est contre l’expérience.

  1. Euripide.
  2. Sophocle.