Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/108

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vous pas assez tourmentée ?… » Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m’avait point quittée ; elle avait passé la nuit à me secourir, à répéter les prières des agonisants, à me faire baiser le christ et à l’approcher de ses lèvres, après l’avoir séparé des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que c’était le dernier ; et elle se mit à jeter des cris et à m’appeler son amie ; à dire : « Mon Dieu, ayez pitié d’elle et de moi ! Mon Dieu, recevez son âme ! Chère amie ! quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sœur Ursule… » Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main.

M. Bouvard[1] arriva dans ce moment ; c’est le médecin de la maison ; cet homme est habile, à ce qu’on dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il écarta mon amie avec violence ; il me tâta le pouls et la peau ; il était accompagné de la supérieure et de ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui s’était passé ; il répondit : « Elle s’en tirera. » Et regardant la supérieure, à qui ce mot ne plaisait pas : « Oui, madame, lui dit-il, elle s’en tirera ; la peau est bonne, la fièvre est tombée, et la vie commence à poindre dans les yeux. »

À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de mon amie ; et sur celui de la supérieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal.

« Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.

— Tant pis, » me répondit-il ; puis il ordonna quelque chose, et sortit. On dit que pendant ma léthargie, j’avais dit plusieurs fois : « Chère mère, je vais donc vous joindre ! je vous dirai tout. » C’était apparemment à mon ancienne supérieure que je m’adressais, je n’en doute pas. Je ne donnai son portrait à personne, je désirais de l’emporter avec moi sous la tombe.

Le pronostic de M. Bouvard se vérifia ; la fièvre diminua, des sueurs abondantes achevèrent de l’emporter ; et l’on ne douta plus de ma guérison : je guéris en effet, mais j’eus une convalescence très-longue. Il était dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines qu’il est possible d’éprouver. Il y avait

  1. L’ennemi intime de Bordeu.