Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/134

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je ne le pus pas ; je cherchai à m’occuper ; je commençai un ouvrage que je quittai pour un autre, que je quittai pour un autre encore ; mes mains s’arrêtaient d’elles-mêmes, et j’étais comme imbécile ; jamais je n’avais rien éprouvé de pareil. Mes yeux se fermèrent d’eux-mêmes ; je fis un petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je m’interrogeai sur ce qui s’était passé entre la supérieure et moi, je m’examinai ; je crus entrevoir en examinant encore… mais c’était des idées si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le résultat de mes réflexions, c’est que c’était peut-être une maladie à laquelle elle était sujette ; puis il m’en vint une autre, c’est que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse l’avait prise, et que je la prendrais aussi.

Le lendemain, après l’office du matin, notre supérieure me dit : « Sainte-Suzanne, c’est aujourd’hui que j’espère savoir tout ce qui vous est arrivé ; venez… »

J’allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse ; je la dominais un peu, parce que je suis plus grande, et que j’étais plus élevée. Elle était si proche de moi, que mes deux genoux étaient entrelacés dans les siens, et elle était accoudée sur son lit. Après un petit moment de silence, je lui dis :

« Quoique je sois bien jeune, j’ai bien eu de la peine ; il y aura bientôt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le cœur de l’entendre ; peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout ; chère mère, par où voulez-vous que je commence ?

— Par les premières.

— Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.

— Ne crains rien ; j’aime à pleurer : c’est un état délicieux pour une âme tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi ; tu essuieras mes larmes, j’essuierai les tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances ; qui sait jusqu’où l’attendrissement peut nous mener ?… » Et en prononçant ces derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà humides ; elle me prit les