Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/135

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deux mains ; elle s’approcha de moi plus près encore, en sorte qu’elle me touchait et que je la touchais.

« Raconte, mon enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à m’attendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux… »

Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa, les marques d’indignation qu’elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp ; je serais bien fâchée qu’il leur arrivât la plus petite partie des maux qu’elle leur souhaita ; je ne voudrais pas avoir arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle m’interrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait à sa place ; d’autres fois elle levait les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris ; quand je fus à la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps penché sur son lit, le visage caché dans sa couverture et les bras étendus au-dessus de sa tête ; et moi, je lui disais : « Chère mère, je vous demande pardon de la peine que je vous ai causée ; je vous en avais prévenue, mais c’est vous qui l’avez voulu… » Et elle ne me répondait que par ces mots :

« Les méchantes créatures ! les horribles créatures ! Il n’y a que dans les couvents où l’humanité puisse s’éteindre à ce point. Lorsque la haine vient à s’unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les choses seront portées. Heureusement je suis douce ; j’aime toutes mes religieuses ; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon caractère, et toutes elles s’aiment entre elles. Mais comment cette faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments ? Comment tous ces petits membres n’ont-ils pas été brisés ? Comment toute cette machine délicate n’a-t-elle pas été détruite ? Comment l’éclat de ces yeux ne s’est-il pas éteint dans les larmes ? Les cruelles ! serrer ces bras avec des cordes !… » Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. « Noyer de larmes ces yeux !… » Et elle les baisait. « Arracher la plainte et le gémissement de cette