Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/136

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bouche !… » Et elle la baisait. « Condamner ce visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse !… » Et elle le baisait. « Faner les roses de ces joues !… » Et elle les flattait de la main et les baisait. « Déparer cette tête ! arracher ces cheveux ! charger ce front de souci !… » Et elle baisait ma tête, mon front, mes cheveux… « Oser entourer ce cou d’une corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës !… » Et elle écartait mon linge de cou et de tête ; elle entr’ouvrait le haut de ma robe ; mes cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes ; ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur ma poitrine à demi nue.

Je m’aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son discours, à l’égarement de ses yeux et de ses mains, à son genou qui se pressait entre les miens, à l’ardeur dont elle me serrait et à la violence dont ses bras m’enlaçaient, que sa maladie ne tarderait pas à la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi ; mais j’étais saisie d’une frayeur, d’un tremblement et d’une défaillance qui me vérifiaient le soupçon que j’avais eu que son mal était contagieux.

Je lui dis : « Chère mère, voyez dans quel désordre vous m’avez mise ! si l’on venait…

— Reste, reste, me dit-elle d’une voix oppressée ; on ne viendra pas… »

Cependant je faisais effort pour me lever et m’arracher d’elle, et je lui disais : « Chère mère, prenez garde, voilà votre mal qui va vous prendre. Souffrez que je m’éloigne… »

Je voulais m’éloigner ; je le voulais, cela est sûr ; mais je ne le pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dérobaient sous moi. Elle était assise, j’étais debout, elle m’attirait, je craignis de tomber sur elle et de la blesser ; je m’assis sur le bord de son lit et je lui dis :

« Chère mère, je ne sais ce que j’ai, je me trouve mal.

— Et moi aussi, me dit-elle ; mais repose-toi un moment, cela passera, ce ne sera rien… »

En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous étions l’une et l’autre abattues ; moi, la tête penchée sur son oreiller ; elle, la tête posée sur un de mes genoux, le front placé sur une de mes mains. Nous restâmes quelques moments dans