Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/153

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rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d’emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j’avais à parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait, gai, très-aimable quand il s’oublie ; il parle à merveille ; il a dans sa maison la réputation d’un grand théologien, et dans le monde celle d’un grand prédicateur ; il converse à ravir. C’est un homme très-instruit d’une infinité de connaissances étrangères à son état : il a la plus belle voix, il sait la musique, l’histoire et les langues ; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu’il soit jeune, il a passé par les dignités principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans ambition ; il est aimé de ses confrères. Il avait sollicité la supériorité de la maison d’Étampes, comme un poste tranquille où il pourrait se livrer sans distraction à quelques études qu’il avait commencées ; et on la lui avait accordée. C’est une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix d’un confesseur : il faut être dirigée par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le P. Lemoine, et on l’eut, du moins par extraordinaire.

On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fêtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communauté ; comme on était joyeuse, comme on se renfermait, comme on travaillait à son examen, comme on se préparait à l’occuper le plus longtemps qu’il serait possible.

C’était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J’étais inquiète, la supérieure s’en aperçut, elle m’en parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci ; elle m’en parut plus alarmée encore que moi, quoiqu’elle fît tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d’homme ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l’innocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis que non. « Eh bien ! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me devez l’obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises. Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous n’avez que des bagatelles à lui dire. »

Cependant le P. Lemoine arriva ; et je me disposais à la