Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/158

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— C’est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.

— Votre dessein était donc de passer ici la nuit ?

— Oui, madame.

— Et qui est-ce qui vous l’a permis ?

— Le directeur me l’a ordonné.

— Le directeur n’a rien à ordonner contre la règle de la maison ; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher.

— Madame, c’est la pénitence qu’il m’a imposée.

— Vous la remplacerez par d’autres œuvres.

— Cela n’est pas à mon choix.

— Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de l’église pendant la nuit vous incommodera ; vous prierez dans votre cellule. »

Après cela, elle voulut me prendre par la main ; mais je m’éloignai avec vitesse. « Vous me fuyez, me dit-elle.

— Oui, madame, je vous fuis. »

Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par l’innocence de mon cœur, j’osai lever les yeux sur elle ; mais à peine l’eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée, en criant : « Loin de moi, Satan ! … »

Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus touchante et la plus douce : « Qu’avez-vous ? D’où vient cet effroi ? Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supérieure et votre amie. »

Je m’arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que j’avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait réalisée ; c’est qu’elle était placée, par rapport à la lampe de l’église, de manière qu’il n’y avait que son visage et que l’extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l’ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue à moi, je me jetai dans une stalle. Elle s’approcha, elle allait s’asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaçai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu’à la dernière : là, je m’arrêtai, et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi.

« Je le veux bien, » me dit-elle.