Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/227

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heures pour les amusements dont il s’est accoutumé de les remplir, les livres de Richardson doivent paraître longs. C’est par la même raison que ce peuple n’a déjà plus d’opéra, et qu’incessamment on ne jouera sur ses autres théâtres que des scènes détachées de comédie et de tragédie.

Mes chers concitoyens, si les romans de Richardson vous paraissent longs, que ne les abrégez-vous ? soyez conséquents. Vous n’allez guère à une tragédie que pour en voir le dernier acte. Sautez tout de suite aux vingt dernières pages de Clarisse.

Les détails de Richardson déplaisent et doivent déplaire à un homme frivole et dissipé ; mais ce n’est pas pour cet homme-là qu’il écrivait ; c’est pour l’homme tranquille et solitaire, qui a connu la vanité du bruit et des amusements du monde, et qui aime à habiter l’ombre d’une retraite, et à s’attendrir utilement dans le silence.

Vous accusez Richardson de longueurs ! Vous avez donc oublié combien il en coûte de peines, de soins, de mouvements, pour faire réussir la moindre entreprise, terminer un procès, conclure un mariage, amener une réconciliation. Pensez de ces détails ce qu’il vous plaira ; mais ils seront intéressants pour moi, s’ils sont vrais, s’ils font sortir les passions, s’ils montrent les caractères.

Ils sont communs, dites-vous ; c’est ce qu’on voit tous les jours ! Vous vous trompez ; c’est ce qui se passe tous les jours sous vos yeux, et que vous ne voyez jamais. Prenez-y garde ; vous faites le procès aux plus grands poëtes, sous le nom de Richardson. Vous avez vu cent fois le coucher du soleil et le lever des étoiles ; vous avez entendu la campagne retentir du chant éclatant des oiseaux ; mais qui de vous a senti que c’était le bruit du jour qui rendait le silence de la nuit plus touchant ? Eh bien ! il en est pour vous des phénomènes moraux ainsi que des phénomènes physiques : les éclats des passions ont souvent frappé vos oreilles ; mais vous êtes bien loin de connaître tout ce qu’il y a de secrets dans leurs accents et dans leurs expressions. Il n’y en a aucune qui n’ait sa physionomie ; toutes ces physionomies se succèdent sur un visage, sans qu’il cesse d’être le même ; et l’art du grand poëte et du grand peintre est de vous montrer une circonstance fugitive qui vous avait échappé.