Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/228

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Peintres, poètes, gens de goût, gens de bien, lisez Richardson ; lisez-le sans cesse.

Sachez que c’est à cette multitude de petites choses que tient l’illusion : il y a bien de la difficulté à les imaginer ; il y en a bien encore à les rendre. Le geste est quelquefois aussi sublime que le mot ; et puis ce sont toutes ces vérités de détail qui préparent l’âme aux impressions fortes des grands événements. Lorsque votre impatience aura été suspendue par ces délais momentanés qui lui servaient de digues, avec quelle impétuosité ne se répandra-t-elle pas au moment où il plaira au poëte de les rompre ! C’est alors qu’affaissé de douleur ou transporté de joie, vous n’aurez plus la force de retenir vos larmes prêtes à couler, et de vous dire à vous-même : Mais peut-être que cela n’est pas vrai. Cette pensée a été éloignée de vous peu à peu ; et elle est si loin qu’elle ne se présentera pas.

Une idée qui m’est venue quelquefois en rêvant aux ouvrages de Richardson, c’est que j’avais acheté un vieux château ; qu’en visitant un jour ses appartements, j’avais aperçu dans un angle une armoire qu’on n’avait pas ouverte depuis longtemps, et que, l’ayant enfoncée, j’y avais trouvé pêle-mêle les lettres de Clarisse et de Paméla. Après en avoir lu quelques-unes, avec quel empressement ne les aurais-je pas arrangées par ordre de dates ! Quel chagrin n’aurais-je pas ressenti, s’il y avait eu quelque lacune entre elles ! Croit-on que j’eusse souffert qu’une main téméraire (j’ai presque dit sacrilège) en eût supprimé une ligne ?

Vous qui n’avez lu les ouvrages de Richardson que dans votre élégante traduction française[1], et qui croyez les connaître, vous vous trompez.

Vous ne connaissez pas Lovelace ; vous ne connaissez pas Clémentine ; vous ne connaissez pas l’infortunée Clarisse ; vous ne connaissez pas miss Howe, sa chère et tendre miss Howe, puisque vous ne l’avez point vue échevelée et étendue sur le cercueil de son amie, se tordant les bras, levant ses yeux noyés

  1. Cette traduction de l’abbé Prévost (1751, 4 vol. in-12) était incomplète ; l’observation que fait ici Diderot poussa l’abbé à publier, en 1702, les Lettres posthumes et le Testament de Clarisse *, en les faisant accompagner de l’Éloge ci-dessus, qui reparut dans les éditions suivantes du roman complété (1766, 13 vol. in-12 ; 1777, etc.).

    * Sous ce titre : Supplément aux Lettres anglaises de miss Clarisse Harlove.